Les livres de l’année 2025, # 1 : « Mississippi Notebook »

Comme l’année dernière, outre les disques, je vous propose une liste de mes cinq livres favoris, mais il ne s’agit pas d’un classement dans l’immédiat. En revanche, début 2026, je publierai cette fois un véritable Top 5 de ces livres de cette année 2025. Mon premier livre est Mississippi Notebook par Nicholas von Hoffman et Henry Herr Gill (University Press of Mississippi, 170 pages, 25 dollars), à paraître le 15 décembre 2025. Dans trois articles datés du 26 février 2025, du 27 février 2025 et du 16 mai 2025, j’évoque brièvement le Freedom Summer, un épisode essentiel dans l’histoire de la lutte pour les droits civiques. En 1964, dans le Mississippi, 45 % des habitants sont afro-américains (un pourcentage qui peut approcher les 80 % dans les zones les plus rurales), mais moins de 7 % sont inscrits sur les listes électorales, le taux le plus bas aux États-Unis.

Face à ce constat, de juin à septembre 1964, les principales organisations activistes en faveur de cette cause lancent une campagne dans tout l’État afin d’inciter les Noirs à faire valoir leur droit de vote. Des Blancs font partie de ce mouvement baptisé Freedom Summer qui ouvre des bureaux, organise des meetings publics, distribue des documents d’information et de propagande, de manière légitime et pacifique… Mais tous se heurtent à la répression des propriétaires blancs, du Ku Klux Klan et d’autres associations suprémacistes, souvent avec la complicité des politiques. Plusieurs dizaines d’antennes du mouvement, de maisons et même d’églises font l’objet d’attentats à la bombe ou d’incendies. Plus de 1 000 personnes sont arrêtées, 80 activistes sont passés à tabac et on déplore au moins 7 morts. Ce sont évidemment 7 morts de trop, mais compte tenu du nombre d’actions menées à l’encontre du mouvement, le bilan aurait pu être beaucoup plus lourd.

Mais le livre de von Hoffman et Gill ne reprend pas la chronologie des événements avec les principaux événements qui jalonnèrent le Freedom Summer, et cela fait tout son intérêt. Il s’agit d’un reportage, d’une immersion au cœur du mouvement, d’un témoignage unique qui lève le voile sur un pan peu abordé de la lutte pour les droits civiques. Accompagné du photographe Henry Herr Gill (1930-2025), le journaliste Nicholas von Hoffman (1929-2018) est parti pendant quatre mois à la rencontre des acteurs du mouvement, mais aussi de ses opposants. Il en a ramené un carnet de notes édifiant et poignant, en particulier sur la terreur que faisait régner les suprémacistes de tous bords dans le Mississippi des années 1960. Si des articles sont parus dans la presse de l’époque, leur reportage complet a seulement été publié une première fois cinquante-deux ans après les faits, en 2016, mais dans une édition numérique et papier à très faible diffusion (à partir de laquelle j’ai d’ailleurs rédigé cet article). Les Presses de l’université du Mississippi ont donc décidé de rééditer cet ouvrage important en lui donnant un large écho, une aubaine si on s’intéresse au sujet en lien étroit avec l’objet de ce site. Je vous propose pour conclure cette chronique trois extraits parlants.

Chapitre 3
Les auteurs font étape à McComb, petite ville du sud de l’État qui vit naître Bo Diddley, Castro Coleman aka Mr. Sipp, Vasti Jackson, Omar Kent Dykes, King Solomon Hill, Reverend Charlie Jackson et Little Freddie King, excusez du peu. En 1964, la localité compte 12 000 habitants, à peu près comme aujourd’hui. Une bourgade apparemment tranquille. Seulement apparemment selon von Hoffman, dont les mots pétrifient : « Voici McComb, comté de Pike, un pays verdoyant, le pays du Klan, un pays dangereux. Ils vantent McComb pour son calme, un peu trop suspect pour être vrai. Ils sont tellement mauvais qu’ils ne se parlent même pas entre eux. Dans le comté de Lamar, distant d’à peine deux autres comtés, ce sont des Blancs, des ségrégationnistes, qui vous disent ça. Le silence a été momentanément interrompu vers 4 heures ce matin, mais il s’est maintenant réinstallé. Le bruit venait de la bombe qui avait explosé tout contre la petite maison blanche où neuf jeunes militants des droits civiques et un pasteur dormaient. » En août et septembre 1964, McComb sera le théâtre de onze attentats à la bombe. De ces violences naîtra un hymne, We’ll never turn back, qui sera le titre d’un merveilleux album de Mavis Staples sorti en 2007 chez ANTI- Records. De nos jours, 70 % des habitants de McComb sont afro-américains.

Chapitre 7
À Natchez, von Hoffman évoque les tensions autour de l’organisation de rassemblements en faveur des droits civiques, et la peur engendrée par la répression : « La grande Janet, venue de New York City, chantait : « This little light of freedom, I’m gonna let it shine, I’m gonna let it shine, in the streets of Natchez. » Dans une rue de Natchez, elle se penchait en scandant le rythme et articulait avec soin pour son auditoire, un groupe d’enfants noirs en haillons [les employés étaient encore au travail]. (…) Quelques mètres derrière elle dans la rue sans issue, où se trouvait le siège des droits civiques, un autre jeune intervenant s’efforçait de soutenir et d’encourager en souriant l’interprétation intense de la chanson par Janet. Tous deux étaient arrivés à Natchez environ une heure plus tôt pour participer à cette réunion publique sur les droits civiques, une première à Natchez. Le crépuscule commençait à nimber cette ville fluviale aux anciens bâtiments aux murs pastel, mais les jeunes organisateurs des droits civiques ne semblaient pas décidés à partir.

L’intérieur du bar-salle de jeux détruit par erreur à Natchez.

Un résident afro-américain dit alors : « Ça devient dangereux de se déplacer dans les rues à cette heure-là. Nous avons distribué 1 000 prospectus. Les gens viendront, ou pas. De toute façon, ils savent que nous avons osé appeler cette réunion. » On lui demanda combien il attendait de personnes au meeting. « Au moins cinq, sans compter les employés, bien sûr. On espère qu’ils seront plus nombreux, mais je suis sûr que nous en aurons au moins cinq. Ouais, cinq, j’en suis sûr. » Tout en assurant qu’il en ferait partie malgré la fatigue de sa journée de travail, et parce qu’il n’avait pas dormi pour monter la garde avec un ami suite à une alerte à la bombe. La bombe explosera finalement dans le bâtiment à côté du siège. C’était un bar et une salle de jeux, mais dans la nuit, le poseur de bombe, venu en rampant sur la colline depuis la voie ferrée, l’avait confondu avec le siège. Il sera complètement détruit, seule la façade restera plus ou moins intacte. » Cinq participants espérés pour 1 000 flyers distribués, ces chiffres disent tout sur l’ambiance qui régnait alors…

À droite, la jeune militante avant le meeting à Natchez.

Chapitre 9
Les auteurs rencontrent Roy Flowers, un vieux Blanc de près de quatre-vingts ans, arrivé en 1908 à Mattson, un hameau une dizaine de kilomètres au sud-est de Clarksdale. Pourtant, personne ne connaît son nom à Clarksdale et même dans tout le comté de Coahoma. Il vient de Cockrum dans le comté de De Soto, bien plus au nord aux portes de Memphis, mais il ne veut pas y retourner. Car par le passé, Flowers fut un propriétaire terrien prospère ici, et il incarne ces Blancs qui partent du principe que tout leur appartient : « »J’ai quatre usines [de coton, ou égreneuses]. J’ai une participation majoritaire dans l’huilerie de grain de coton de Tunica. J’ai 500 hectares de champs de coton. J’ai du soja, j’ai des terres forestières, du bois, plus de Noirs que n’importe qui dans le Mississippi. J’ai les meilleures affaires du Mississippi. Cette petite ville, Mattson, est à moi. Elle m’appartient. » D’une main sûre, il pousse vers nous une enveloppe. Elle contient cinq billets à ordre de cinq banques du Mississippi, chacun promettant de lui payer 100 000 dollars dans un délai d’un an. Il nous tend une autre enveloppe. À l’intérieur, une lettre d’une banque de Memphis mentionnant qu’il peut disposer de 750 000 dollars quand il le souhaite, sans garantie nécessaire. Mais (…) ce n’est que du papier et de l’encre. Ce n’est pas de la terre. » Je ne saurais vous dire comment j’ai acquis toute cette terre. Quand les gens perdaient leurs plantations, ils venaient me voir car je payais mieux. Je possède toute cette terre, toute la terre d’ici à Tutwiler.« »
Ce n’est qu’un bref aperçu de cet ouvrage marquant qui agite (du bocal ?) les démons du tréfonds de la nature humaine. Pour ne pas oublier que les musiques afro-américaines se sont aussi nourries, bon gré, mal gré, des actions de celles et ceux qui ont combattu pour ces droits que l’on dit inaliénables.
© : University Press of Mississippi.

Meeting à Cleveland devant une église.