« Cadillac » John Nolden, 1927-2025

En 2017 au Juke Joint Festival, Clarksdale, Mississippi. © : Forestforthetress.

Avant-hier, j’ai publié un article sur Annye C. Anderson, la dernière personne qui a côtoyé Robert Johnson, récemment décédée à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. Aujourd’hui, nous déplorons la mort à quatre-vingt-dix-huit ans d’un autre quasi-centenaire, « Cadillac » John Nolden, que Roger Stolle (responsable de Cat Head Delta Blues & Folk Art à Clarksdale), qui a divulgué l’information, désignait comme « le plus vieux bluesman encore en activité dans le monde ». Effectivement, Nolden se produisait encore en avril dernier au Juke Joint Festival à Clarksdale avec son ami de longue date, le chanteur-guitariste Bill Abel. Sa carrière ne l’a pas souvent emmené en dehors du Mississippi et il a peu enregistré, mais ce chanteur-harmoniciste était loin d’être un inconnu dans le Delta : on le voit notamment dans le film M for Mississippi: A Roadtrip Through Birthplace of The Blues de Roger Stolle et Jeff Konkel (2008), et Margo Cooper lui a consacré un article dans le numéro 223 de Living Blues (2013).

© : Scott Barretta (Mississippi Folklife Directory).

Et je reprends justement le propos de John Willie Nolden dans son interview pour Living Blues : « Je suis né le 12 avril 1927 sur la plantation de Quint Harris à Sunflower [au centre du Delta entre Greenville et Greenwood]. Sept ou huit ans plus tard, nous avons déménagé sur la plantation de Harry Dattel, qui s’étendait des limites de la ville jusqu’à la rivière Sunflower. J’ai été élevé à la dure. Mes parents étaient métayers. Mon père, Walter Nolden, cultivait du coton, du maïs et des céréales. Il avait aussi des pastèques et un jardin pour la famille. C’était un gros bosseur et une bonne personne, il allait à l’église de temps à autre. » Nolden père élève et vend aussi des poulets, et quand il trouve le temps, devant la cheminée, il joue de l’harmonica, des chansons comme John Henry was a steel driving man et Freight train. D’après Scott Barretta (Mississippi Folklife Directory), trois oncles de John, Red, Bruce et Mel, jouent de la guitare. Sa mère, prénommée Lovey, s’occupe de ses enfants, au nombre de dix (six garçons et quatre filles), qui participent tous aux travaux dans les champs dès qu’ils sont en âge de le faire.

Devant le Po’ Monkey’s Lounge. © : H.C. Porter Gallery.

Mme Nolden est surtout très pieuse et va à l’église presque tous les dimanches, où elle emmène ses enfants dont John qui apprend ainsi très jeune à chanter le gospel. Mais comme il le relate dans Living Blues, on l’emploie aux travaux agricoles dès son arrivée chez Harry Dattel : « Le boss m’a embauché quand j’avais sept ou huit ans. On m’appelait le porteur d’eau et les gens chantaient : « Porteur d’eau, porteur d’eau, amène-nous ton eau / Et si tu n’aimes pas ton job, pose ton seau. » Je devais préparer les mules avant le lever du jour. Un frère ou une sœur m’apportait du porc salé et un biscuit pour le petit déjeuner. J’avais deux cordes pour guider la mule jusqu’au champ. Elle tirait une sorte de glissière avec un seau d’eau posé dessus, et j’avais une louche et un gobelet. Je travaillais du lever au coucher du soleil. Je n’avais pas le choix pour gagner un petit quelque chose. » À dix ans, il cueille du coton et la nécessité d’aider se famille ne lui permet pas de fréquenter l’école, d’autant qu’il faut marcher près de deux kilomètres pour s’y rendre : « Je ne suis pas beaucoup allé à l’école, juste un peu. Je n’ai pas eu cette chance. »

Bill Abel et « Cadillac » John Nolden en 2009 au Juke Joint Festival, Clarksdale, Mississippi. © : Mary Anne McLaurin-Norwood.

Chez lui, outre le chant à l’église avec sa mère, il profite des disques de son père : « Il avait beaucoup de disques de gospel et de blues, de Memphis Minnie, Sonny Boy Williamson II, Robert Johnson et Blind Lemon Jefferson. Les écouter me donnait envie d’essayer. » En grandissant, il va de plus en plus souvent dans les bars de Sunflower où les juke-box lui permettent d’écouter d’autres bluesmen dont Muddy Waters, Robert Nighthawk et Lightnin’ Hopkins. À quatorze ou quinze ans, il rencontre le chanteur-guitariste Charlie/Charley Booker (qui sera découvert au début des années par Ike Turner et enregistrera quelques faces pour Modern et Sun) et son beau-frère, un certain Robert Banks, également harmoniciste. Nolden écoute aussi assidument l’émission King Biscuit Time sur KFFA à Helena, Arkansas, alors animée par Sonny Boy Williamson II.

Chez lui en 2020. © : Bill Steber.

Mais si le Country Blues le passionne, il ne joue d’aucun instrument et se consacre toujours au gospel, et au milieu des années 1940, avec trois de ses frères, Jesse James (si !), Henderson et Walter Jr., il fonde les Four Nolden Brothers, au sein duquel il est baryton. Ils ne sortiront aucun disque, mais dans la voiture de leur père, ils mènent des excursions jusqu’à Chicago et Saint-Louis. Parallèlement, avec Jesse James, il joue du blues dans les rues et côtoie le jeune Riley King, qui n’est pas encore B.B… Les Four Nolden Brothers ont un court créneau de quinze minutes le dimanche sur WGRM à Greenwood, la même radio qui voit alors King débuter au sein de son propre groupe de gospel, les Famous St. John’s Gospel Singers. Toujours d’après Living Blues, il a quitté sa famille en 1947 pour épouser Sarah, avec laquelle il aura douze enfants ! À l’époque, il continue de travailler dans les champs avec des mules, jusqu’au jour où il peut conduire un tracteur (selon Barretta, sur la plantation de L.E. Moore à Minter City, au nord de Greenwood). Comme il l’évoque dans une interview pour Roger Stolle en 2007, il pouvait difficilement échapper aux travaux agricoles : « Nous étions tous des fermiers, vraiment. On ne faisait que travailler à la ferme, en conduisant nos tracteurs. J’ai aussi labouré la terre avec des mules. J’avais plusieurs frères dont deux plus âgés que moi. J’avais l’habitude de prendre mes repas [dans les champs]. Je n’ai pour ainsi dire jamais quitté les champs. On m’amenait à manger, à boire, tout ce dont j’avais besoin, tout pour que je reste sur ce tracteur. »

« Cadillac » John Nolden (90 ans) et Henry « Gip » Gipson (97 ans), Cat Head, Clarksdale, Mississippi. © : Roger Stolle.

Toujours en amateur, il continue de chanter du gospel avec ses frères, mais après le décès de Walter Jr., il décide de former son propre groupe, les Four Stars, qui ont un succès local notable et même une petite émission de radio sur WNLA à Greenwood. Mais il s’adonne aussi au blues, bien qu’il soit difficile d’établir quand il s’achète son premier harmonica, peut-être dans les années 1950 ou 1960. Une imprécision qui s’explique car il n’en aurait pas joué tout de suite, selon Stolle : « M. Sellers [Simmons selon Barretta], avait une boutique en ville et j’ai acheté un harmonica pour 6 dollars. Tout a débuté ainsi. Je n’en tirais rien, il me tenait juste compagnie, je m’en servais à peine. Puis, un soir, je me suis retrouvé dans les toilettes [sans doute suite à une déception amoureuse]. C’était une belle maison, une nouvelle maison. Je suis allé au WC où personne ne pouvait me voir. J’ai sorti cet harmonica, je me suis mis à jouer, et avant la fin de la semaine j’avais une chanson en boîte. (…) Ça fait un bail maintenant, ça devait être dans les années 1950 ou 1950, quelque chose comme ça. » Barretta situe plutôt l’acquisition de l’instrument vers 1970 (l’article de Living Blues donne aussi des détails à ce propos), quand il opte pour revenir au blues car sa femme le quitte brutalement : « Elle a même pris les rideaux des fenêtres… J’ai commencé à fredonner un peu, et rien ne pouvait plus me retenir. »

Le 17 juin 2017 au Bentonia Blues Festival, Bentonia, Mississippi. © : Stephen « Andy » Anderson / The Southland Music Line.

D’autres chansons lui viennent en tête, il se console vite de sa séparation, se marie sans attendre avec Christine et s’installe un temps à Cleveland, au nord-ouest de Sunflower. Peu après, le pot d’échappement de sa Cadillac explose et la voiture a des ratés, au point qu’il pense qu’on lui dire dessus… Ce qui fait beaucoup rire un ami présent sur place qui l’appelle « Cadillac », un surnom qui restera. Désormais retraité, Nolden donne plus de place à la musique dans les années 1970 et 1980, surtout en jouant dans les rues. Le photographe, journaliste et musicien Bill Steber rapporte qu’il s’associe ensuite avec le guitariste Monroe Jones, grâce auquel il participe à des festivals, et qui le présente en 2000 à Bill Abel, qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les deux artistes enregistrent la même année un album autoproduit, « The Blues of Cadillac John:Crazy About You », qui sort deux ans plus tard. On apprécie son blues terrien, servi par son chant très expressif et son jeu d’harmonica direct et sans fioritures. En 2012, « Cadillac » John Nolden fait une « infidélité » à Bill Abel et réalise avec les Cornlickers (groupe d’Anthony « Big A » Sherrod) un album enregistré au Red’s à Clarksdale, « Red’s Juke Joint Sessions Vol. 1 ». N’oublions pas ce témoin d’un siècle de Delta Blues !

En avril 2025, lors de son dernier concert à 98 ans, Juke Joint Festival, Clarksdale, Mississippi. © : Michael Lepek / Profil Facebook de Roger Stolle.