Festival Terre de Blues 2025, portrait de Delgres + interview inédite de Pascal Danaë

Rafgee, Pascal Danaë et Baptiste Brondy. © : RFI.

Jusqu’au début de la prochaine édition du festival Terre de Blues, qui se déroulera du 6 au 9 juin 2025 sur l’île de Marie-Galante, je publie des portraits des artistes et groupes au programme. À désormais trois jours de l’ouverture, je vous propose un dernier portrait, qui porte en outre sur une formation en lien avec la Guadeloupe et Marie-Galante. Il s’agit de Delgres, dont le chanteur, guitariste et parolier, Pascal Danaë, est originaire de Marie-Galante par son père, natif de Grand-Bourg. Le 16 février 2024, au moment où le groupe sortait son troisième album, « Promis le Ciel » (PIAS), Pascal m’a accordé une longue interview, à une époque où nous ignorions qu’il viendrait ensuite à Terre de Blues. L’occasion est donc trop belle, et je vous propose ici l’intégralité de cette interview qui est bien sûr inédite. Pascal y évoque ses origines familiales (qui remontent à la fin du XVIIIe siècle, du vivant de Louis Delgrès !), son évolution musicale, la genèse de Delgres, son approche artistique qui passe notamment par le chant en créole, l’importance de sa dignité antillaise, le blues en tant qu’état d’esprit…

Pascal Danaë. © : Émeute Visuelle / Michel Monteils.

Avant d’y venir, je reviens rapidement sur le parcours du trio Delgres, sur lequel je me suis déjà arrêté à plusieurs reprises, et fondé en 2015 en hommage à Louis Delgrès (1766-1802). Né en Martinique, ce dernier s’opposa aux troupes de Napoléon qui s’attelait alors à rétablir l’esclavage en Guadeloupe. Delgrès mena la résistance au fort de Basse-Terre, qu’il dut quitter sous la pression le 22 mai 1802 avec 300 hommes pour se replier à l’habitation Danglemont, à Matouba sur les contreforts de la Soufrière. Le 28 mai, acculés, Delgrès et ses compagnons se suicidèrent collectivement en faisant sauter leur stock de barils de poudre, donnant naissance à la formule « Vivre libre ou mourir ». Quant à Napoléon, il rétablit l’esclavage en Guadeloupe le 16 juillet 1802… Delgrès a inspiré Pascal Danaë pour baptiser son trio, mais il importe de préciser que le nom de son groupe, Delgres, s’orthographie sans accent, ceci par respect pour ne pas laisser croire que le groupe cherche à se substituer au héros antillais. Mais la prononciation est la même !

Mémorial Louis Delgrès, Basse-Terre, Guadeloupe. © : Nadine Fadel / Guadeloupe La 1ère.

Pour qualifier le registre de Delgres, on parle généralement de blues ou de blues rock créole mais cette désignation a ses limites. Comme il l’explique très bien dans l’interview, il s’agit surtout pour Pascal d’entretenir l’esprit du blues et ce qu’il véhicule depuis sa création par les Afro-Américains, qui eux-mêmes l’ont bâti à partir des traditions musicales d’Afrique de l’Ouest héritées de l’esclavage puis de la ségrégation. Les musiques traditionnelles afro-américaines et caribéennes ont des origines communes, mais pour resserrer le lien avec les Antilles et donner encore plus de poids et de sens à son propos, Pascal écrit ses textes et chante en créole. Mais Delgres, ce n’est pas que Pascal Danaë ! Son chant et son jeu de guitare hypnotique et jamais démonstratif, surtout en slide (une caractéristique propre au blues originel), ne trouveraient pas leur pleine mesure sans ses deux accompagnateurs parfaitement en phase. Il y a d’abord Baptiste Brondy, sa batterie syncopée et pas si minimaliste qu’elle en a l’air, son usage des caisses claires qui fait écho à la percussion africaine. Et puis, il y a Rafgee, de son vrai nom Raphaël Gouthière, qui joue du sousaphone (ou soubassophone), improbable cuivre tarabiscoté au pavillon démesuré. Un sousaphone grondant qui remplace la basse et n’est pas sans rappeler le jug (cruchon), instrument incontournable des jug bands, les premiers groupes de l’histoire du blues dans les années 1920. Bref, qu’on le veuille ou non, le blues colle aux basques de Delgres !

© : Amazon.

Le groupe sort son premier album en 2018 chez PIAS, « Mo Jodi », qui marque les esprits et la presse nationale qui l’encense, de Télérama à France Inter en passant par FIP et RFI, pendant que Soul Bag consacre un article au trio et attribue « Le Pied » au disque, soit la note maximale, dans son numéro 232. Enfin début 2019, l’Académie Charles Cros lui remet son Grand Prix « Blues ». En 2021, Delgres sort son deuxième album, « 4:00 AM » (PIAS), qui obtient autant de louanges. Cette fois, Soul Bag consacre un long article au trio qui apparaît en couverture de son numéro 242, ce qui n’était jamais arrivé pour un groupe français alors que la revue existe depuis 1968… et n’est plus arrivé depuis ! Toujours aussi évocateur et engagé (les textes de Pascal en font un des meilleurs paroliers en activité), le blues rock créole de Delgres qui tutoie la transe fait plus que jamais mouche. L’émotion est également au rendez-vous avec une chanson en hommage au père de Pascal, 4 ed maten. Le groupe a sorti un troisième album très réussi en 2024, « Promis le Ciel », que nous évoquons avec Pascal dans l’interview qui suit. Enfin, La réputation de Pascal s’étend aux États-Unis, car l’an dernier, il a coécrit Belle sorcière, une chanson du dernier album de la probable meilleure chanteuse actuelle de blues, Shemekia Copeland, « Blame it on Eve » (Alligator), dont vous pouvez lire ma chronique à cette adresse. Delgres se produira le 8 juin 2025 sur la grande scène de l’habitation Murât, et compte tenu des origines de Pascal Danaë, nul doute que le public saura l’accueillir comme il le mérite sur la terre de ses ancêtres…

© : Camille Meligne / Rolling Stone.

INTERVIEW DE PASCAL DANAË

DELGRES, MUSIQUE VITALE
Un pavé dans la mare. Dès 2018, le premier album de Delgres, « Mo Jodi », a réveillé bien des morts, et la magie a continué d’opérer sur les deux suivants. La musique de Delgres est incomparable, ensorcelante, magnétique, implacable. Elle invoque et convoque l’esprit du blues venu d’Afrique en le ramenant à notre époque. Et si ça ne suffit pas, les mots de Pascal Danaë, surtout quand ils sont chantés en créole, taraudent le tréfonds de l’âme. Plus vivant que jamais, Delgres incarne et habite avec force la mère des musiques.

À La Clef, Saint-Germain-en-Laye, Yvelines, 25 janvier 2019. © : Jean-Paul Marti.

Quelles sont tes origines familiales ?
Mon père est né à Marie-Galante, à Grand-Bourg, et mon grand-père était comptable. Nous étions une fratrie de six enfants. Mais mon grand-père est mort quand mon père avait seulement quatre ans, et ils sont tous partis s’installer à Pointe-à-Pitre. Disons dès lors que d’un point de vue familial, ça tourne autour de Marie-Galante autant que de Pointe-à-Pitre. Mais j’ai aussi récemment découvert que j’avais une ancêtre originaire de Saint-Domingue, qui n’était pas encore Haïti à l’époque, car elle est née en 1788. Elle s’appelle Véronique Danaë, et apprendre ça a généré en moi beaucoup d’émotion. Je viens donc d’une famille implantée depuis longtemps ici [dans les Antilles], il y a eu certes un passage par Marie-Galante, mais pour la période la plus récente elle est liée à Pointe-à-Pitre.

Mais ton père était aussi impliqué dans la musique, il jouait du violon…
Oui, il était musicien, mais comme beaucoup à l’époque ce n’était pas son métier, il était électricien. Mais c’est vrai, il était violoniste et chanteur, il grattouillait aussi un peu [de guitare]… Je ne peux pas dire qu’il m’a appris la musique, mais j’en ai bien sûr tiré quelque chose, notamment à partir de notre environnement très musical. Mon père chantait tout le temps, tout comme mes sœurs. Il trouvait l’inspiration à partir de chaque chose de la vie, il partait d’une phrase et il en faisait une chanson, c’était génial. Ça faisait partie de notre vie à la maison, tout respirait la musique. Pour moi, c’était donc tout naturel de m’y mettre et j’ai commencé par jouer de la batterie, mais c’était compliqué car nous vivions dans un appartement à Argenteuil (1). Et quelques années plus tard, quand j’avais dans les quinze ans, on m’a prêté une guitare et tout a commencé comme ça…

Quand et pourquoi ta famille est-elle venue dans l’Hexagone ?
Mon père est arrivé en 1958, une de ses sœurs vivait déjà en France. Je ne connais pas trop les détails, mais comme dans beaucoup de familles, il n’avait plus trop de travail, et il est venu ici pour avoir une meilleure situation. Il a emmené une partie des enfants, puis ma mère a suivi quatre ans plus tard. C’était hors Bumidom (2). C’est important par rapport aux Antilles, il n’y avait pas encore ce truc des congés bonifiés. Au départ, des gens venaient effectivement en France, mais avec une seule idée, rentrer au pays.

Tu n’as certes jamais vécu à Marie Galante, mais as-tu des souvenirs d’enfance, peut-être de vacances ?
Non, car on ne venait pas en vacances. Mes parents sont partis et ils avaient leur famille ici. Dès lors, j’ai mis énormément de temps à redécouvrir la Guadeloupe, enfin, à la découvrir, oui, véritablement… Et je suis encore en en phase de, comment dire… de découverte, d’appréciation et d’appropriation de mes racines. Et c’est hyper intéressant, car en fait, Delgres et tout ce que je fais avec cette musique, c’est vraiment, pour moi, une manière d’entrer là-dedans. J’imagine que ça me rapproche justement de cette mythologie familiale.

Et puis, plus près de nous, de nos jours, tu as des relations, voire des amis, ici ?
Oui, j’ai quelques relations mais je n’ai plus vraiment de famille. J’ai quelques cousins, en outre très éloignés, avec lesquels je n’ai pas vraiment de contact. Mais j’ai eu l’occasion de venir en Guadeloupe en novembre dernier pour un festival de films (3). C’était génial car je suis venu seul spécialement pour cet événement, c’était surtout basé sur des interventions. Comme c’était un peu plus ouvert, j’ai rencontré beaucoup de gens très actifs dans la communauté, des universitaires, des historiens, tous au combat, qui travaillent sur la dignité et l’identité… c’est important ! Au final, j’ai trouvé ça super beau, hyper encourageant, très fort. Je me suis vraiment bien senti à ma place, en me disant que je franchissais une nouvelle étape dans le processus de réappropriation de ma part d’identité antillaise.

Concernant la musique, tu m’as parlé de la batterie, mais quand as-tu vraiment commencé à chanter et jouer de la guitare, quelles étaient tes premières influences ?
À la maison, on écoutait vraiment de tout, mais il y avait toujours de la biguine et du kompa, aussi un peu de gwo ka, pas beaucoup mais il m’a très fortement influencé. Nous avions aussi de la musique afro-cubaine, tout un tas de trucs. J’ai commencé progressivement à écouter les Beatles, les Stones, beaucoup de jazz, de la musique classique, c’était très varié. À la guitare, quand j’ai su gratter trois accords, j’ai d’abord eu envie de jouer du folk. C’était logique pour bien des gars de mon âge, même si ceux qui avaient de l’argent disaient qu’ils jouaient autre chose.

Pascal Danaë et Rafgee, Espace 1789, Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis, 3 novembre 2019. © : Stéphane Marchadier / Soul Bag.

Y avait-il aussi de la musique guadeloupéenne ?
On jouait un peu de biguine et de kompa. Je ne savais pas vraiment en jouer car je n’ai pas cette culture alors que j’adore ça. Je suis complètement admiratif du musicien traditionnel. Mais voilà, ce n’était pas mon truc. Je jouais vraiment du folk. Il y avait Bob Dylan, mais aussi les Beatles, ces gens-là, c’était génial. J’avais ça sous les doigts, mais petit à petit, je me suis plutôt intéressé au jazz, jusqu’à en faire à un assez bon niveau avec des gens comme Richard Bona et Sylvain Luc. J’évoluais dans le milieu jazz fusion parisien, on s’éclatait, c’était vraiment très bien. Mais à la maison, je revenais toujours au folk, aux artistes traditionnels comme Gaston Germain-Calixte [dit Chaben, maître du ka]. En fait, j’accrochais des deux côtés et c’était sympa, j’ai adoré, et j’adore toujours, d’ailleurs…

Puis tu t’es orienté vers les formes plus traditionnelles…
À un moment, je suis allé au plus près de ce que je ressentais vraiment profondément, avec aussi la découverte du blues américain. Et là, j’ai eu vraiment besoin de renouer avec le feeling originel des chanteurs de gwo ka. La chanson Zombi baré mwen [de Germain-Calixte] m’a vraiment marqué. Quel son, tout est là. J’y fais tout le temps référence, car en fait, de temps à autre, j’ai envie de tout débrancher et de me reposer sur un truc, j’ai envie d’écouter quelque chose qui est, comment dire… pur. Et je vais écouter ces mecs-là, Germain-Calixte, Guy Konkèt…

Ah, Guy Konkèt, mais aussi Robert Loyson, Marcel Lollia dit Vélo et les autres, je suppose ?
Absolument, tous ceux-là. Là, du coup, j’écoute ça, y compris aujourd’hui. Et quand j’écoute ça, tous les membres ma famille, y compris ma dernière petite fille qui a quatorze ans, la grande qui en a dix-sept, y sont sensibles alors qu’ils ne sont pas encore allés en Guadeloupe. Mais quand je mets ça, alors qu’ils écoutent plein d’autres styles de musiques, eh bien ça met tout le monde d’accord, ça réagit. Ça génère quelque chose de tellement vrai que je me sens toujours très proche de ça, alors que je n’en joue pas moi-même.

Tu as finalement choisi la guitare slide car elle est quand même très liée au blues, c’est l’instrument et en quelque sorte la technique qui incarne le blues.
Oui, totalement. Et la guitare sur laquelle j’ai commencé à faire les premières chansons de ce qui allait venir Delgres, c’était un dobro, donc pour le slide. En fait, un ami m’a prêté les DVD de Martin Scorsese, une série magnifique (4). Et d’un seul coup, ce pote qui était fan de blues, m’a dit « tiens, joue ça ». Car je jouais du blues mais plus comme un jazzman. Donc, j’ai joué des grilles de blues, mais du côté vraiment blues, rural, ancré dans la tradition, le Chicago Blues n’était pas trop mon truc. Je trouvais ça souvent un peu galvaudé, et en fait ça me fatiguait plus qu’autre chose. Des gens me disaient « aah, le blues, le blues, le blues », je leur répondais  » OK, ouais, bon, le blues, le blues… ». J’attendais de ressentir le vrai truc. Je ne voulais pas faire du blues pour faire du blues. Je crois que des gens faisaient ça pour se donner une espèce de légitimité ou quelque chose comme ça. Mais tu le sens ou tu ne le sens pas. Tu ne peux pas faire semblant avec ça. Et je me disais que tant que je ne le sentais pas, je ne le faisais pas.
Mais quand j’ai vu un de ces DVD, avec un mec qui chantait a cappella, il ne lui restait plus de dents, il ne faisait que murmurer, waouh, j’ai pris une claque. Ce fut si fort que ça a commencé à faire son chemin à l’intérieur. C’est comme un colombo, la sauce prenait. Mais une fois encore, je voulais toujours exprimer ce que je ressentais de plus vrai et ne pas être dans l’imitation. Et quand j’ai eu ce dobro, ça signifiait que j’allais pouvoir faire du blues. J’ai accordé la guitare d’une certaine manière pour que ça colle à ce que je voulais obtenir, pour jouer en slide. Mais je me ensuite aperçu que je ne pouvais pas chanter le blues. J’avais vécu en Angleterre, je parlais la langue et je n’avais pas de problème pour chanter en anglais. Mais je savais que ce n’était pas moi. Qu’est-ce qui fait qu’un bluesman te touche au cœur ? C’est lui des pieds à la tête, il raconte son histoire. C’est ce qui est fort.

On le ressent bien dans ce que vous faites. Votre premier album ne date que de 2018, c’est récent, mais avant Delgres, tu as fait beaucoup de choses. Je pense, entre autres, à cette licence de musicologie, pourquoi de telles études ? Ça t’a aussi apporté pour ta carrière ?
On retrouve l’ouverture, toujours. J’ai donc grandi dans une famille et on écoutait plein de choses, c’était très ouvert avec le jazz et le reste. Mes parents aussi étaient très ouverts et n’avaient pas de plan précis pour moi. Évidemment, ils adoraient la musique, et pour eux, c’était génial que j’en fasse, mais de là à en faire mon métier, ils avaient de petites appréhensions. Ils n’étaient pas du tout radicaux au point de me dire de ne pas en faire, ils me disaient plutôt : « Écoute, franchement, si tu peux essayer de faire autre chose pour gagner ta vie, puis garder ça comme un hobby, ce sera mieux. » Et moi, j’étais là et je me disais pourquoi pas ? J’ai donc commencé en ayant mon bac, puis j’ai fait des études d’anglais à Paris 8, à Saint-Denis. Mais j’ai quand même décidé de mettre la musique en sous-dominante, après l’anglais.
Après un an, j’ai réalisé ce que cela représentait, que c’était bien, j’ai inversé la vapeur et la musique est montée en haut de la pile. Et j’ai fait une licence de musicologie. C’était génial parce que tu continues l’ouverture même si l’étude ne favorise pas la pratique. La pratique, tu la vis ailleurs, quand tu joues avec des gens, et justement, c’est sympa car tu rencontres des musiciens. D’autant qu’eux aussi, parfois, sont un peu là sans trop savoir quoi faire. Alors pourquoi pas des études de musicologie, avec ça, tu peux potentiellement enseigner. Je l’ai d’ailleurs un peu fait. Et puis tu as une nouvelle ouverture, celle de la musique classique, grâce à laquelle tu apprends l’harmonie. Tu analyses aussi les œuvres classiques, tu découvres l’immensité de cette culture. Et tu rencontres encore des gens ! Grâce à ça, j’ai côtoyé François Corneloup, un formidable saxophoniste de jazz. On a monté un groupe ensemble, il m’a présenté à Sylvain Luc. Puis j’ai rencontré Francis Lassus, Richard Bona, et je suis entré dans ce milieu-là. C’était fou, en fait. Donc, grosse ouverture par ces études de musicologie, c’est bien, ça reste. Et ça donnait un diplôme avec lequel je n’ai finalement plus enseigné !

Leyla McCalla et Pascal Danaë, 2016. © : Dominique Rimbault.

En 1997, tu pars en Angleterre, tu vas y rester sept ans, y rencontrer ta femme… Et côté musique, de nouvelles ouvertures se présentent.
J’avais fait mon petit bonhomme de chemin, j’écrivais déjà des chansons depuis quelque temps. À l’époque, j’adorais tout ce qui était rock, des groupes comme The Police. Mais je voulais chanter en créole car j’adorais ça, ou plus exactement car j’adorais la langue africaine. Chez moi, on écoutait beaucoup Docteur Nico (5), des Congolais, des Zaïrois, leurs voix, leur manière de jouer de la guitare, c’était magnifique. Aujourd’hui, je reste un fan total. Je me demandais comment je pourrais chanter comme ça ? En fait, leur langue, c’est essentiellement du lingala, et j’ai soudain réalisé que j’avais ça à la maison, tout simplement avec le créole. J’adorais les musiques sud-africaines, un peu zoulou, mais aussi le côté anglais, The Pretenders, The Police. Je voulais chanter avec mon truc un peu africain et donc en créole. J’avais même commencé un peu avant, au milieu des années 1990. C’était un peu bizarre car à l’époque il y avait aussi bien les Spice Girls que MC Solaar. Et moi, j’arrive avec mon truc rock chanté en créole. Donc, je suis un extraterrestre. Mais un ami commun a fait écouter ça à Manu Katché, qui à l’époque vivait à Londres. Et Manu trouve ça génial : « Quand il veut, ce mec-là, je viens jouer avec lui. » Donc, Manu est venu, avec Pino Palladino (6), un bassiste incroyable, on est devenus potes depuis. Je suis allé voir Manu à Londres et je me suis que je pouvais rester un peu. Je suis resté sept ans ! Comme le milieu soul m’attirait aussi, j’ai travaillé avec le chanteur Sean Escoffery et la chanteuse Karen Ramirez. Il y avait aussi beaucoup de studios…

On se rapproche peu à peu de la fondation de Delgres. L’histoire de Louis Delgrès (7) nous ramène au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Et justement, je repense à ton ancêtre Véronique Danaë originaire de Saint-Domingue dont tu parles au début. Née en 1788, elle est quasiment contemporaine de Delgrès. Mais dès 1998, une tante t’avait remis une lettre d’affranchissement (8) d’une trisaïeule, Louise Danaë, qui date de 1841. Du moins, je ne sais pas si on dit trisaïeule, j’ai vu ça que ça équivaut à arrière-arrière-arrière-grand-mère…
Euh je ne sais pas trop ce qu’on dit, mais ce serait bien ça, oui…

En tout cas, sachant qu’elle est née vers 1815, ça correspondrait. Et son plus jeune fils, Ulysse, né en 1840, est ton arrière-grand-père. Cette histoire nous ramène avant l’abolition de l’esclavage et me fascine, comment as-tu vécu ça ?
Déjà, c’était lors de mon premier séjour en Guadeloupe. On m’a donné cette lettre, c’était une grosse émotion, un truc (il hésite)… je ne sais pas comment dire ça. D’un seul coup, ça fait ressortir toutes les histoires que tu entends, aussi bien sur ta famille que sur le peuple guadeloupéen. Et soudain, tu vois ça écrit noir sur blanc, c’est l’histoire d’une vraie personne. En fait, à un moment, ce que tu as entendu devient une personne, avec un nom, un âge. Je vois le nom de mon arrière-grand-père, Ulysse, qui avait un an, inscrit sur un bout de papier. Ce n’est plus pareil, d’un coup tu réalises que tu es le résultat d’un parcours de plein de gens. Voilà, j’ai pris ça, un petit caillou que j’ai ajouté dans mon sac.

À propos de la fondation de Delgres, le personnage Louis Delgrès est derrière, on sait ce qu’il représente ici, comment ça s’est passé ?
Dès la première chanson que j’ai faite, justement avec mon petit dobro, quand je commençais à mêler blues et créole, c’était pour Delgrès. Elle est devenue Mo jodi (9). J’ai vraiment appris cette chanson de Delgrès. Pourquoi l’ai-je faite pour lui ? Car j’étais à un moment de ma vie où j’avais besoin de retrouver une dignité antillaise. Parce qu’en gros, qu’est-ce que je ressentais ? J’avais déjà fait pas mal de trucs dans ma vie en tant que musicien, j’étais Antillais, né en France. Et je ressentais que les gens me regardaient de haut, globalement, il faut dire la vérité. « Ah, les Antillais, soit c’est la Compagnie Créole, soit c’est limite juste post-Banania, quoi. » En plus avec la double peine car je ne suis pas vraiment immigré. « Ah non, mais vous êtes Français, tout va bien ! Alors, culturellement, on va en parler, de votre musique, de la Compagnie Créole, de Francky Vincent… » Mais j’évoluais dans un milieu de férus, des musiciens qui travaillent vraiment dans le rock, des professionnels de top niveau. Donc, on regarde ta musique de haut, et quand c’est le cas, tu entends des choses du genre : « Ça va chez vous ? C’est un peu tranquille le soir, tranquille le matin… ». Bref, ça réduit la pensée… En revanche, je n’ai pas vécu de racisme, franchement, je ne peux pas dire ça, je ne veux pas mentir, dire que je me suis fait arrêter par les flics, non, non… Mais on sent cette vision, ce truc indéfinissable qui fait de toi un citoyen légèrement inconsidéré.
J’en étais un peu là au niveau de mes réflexions. Ça ne m’occupait pas toute la journée, mais je me demandais pourquoi tant de personnes étaient tournées vers l’Afrique. Car je me disais que nous n’étions pas Africains, on avait une spécificité mais on était un peu considérés comme des citoyens de seconde zone. Et là, j’ai repensé à Louis Delgrès. Mon père m’en avait parlé, et je me suis dit « tiens, là, voilà quelqu’un qui est mort debout ». Une figure noble, combattante. En fait un vaincu, mais un vaincu splendide. C’est aussi une figure romantique, quelqu’un qui est allé au bout de valeurs qui étaient celles de la République, qui les a défendues plus haut et fort que bien d’autres. Et voilà, j’ai fait cette chanson Mo jodi pour lui, en me demandant ce qu’il a pu ressentir au moment où les gens ont attaqué, ce qu’il a pu vouloir leur dire. Donc, j’ai fait cette chanson. J’en ai ensuite fait quelques autres, un peu dans le même esprit ou proches de ça, où c’était un peu plus blues, parfois moins marqué politiquement.

Buste de Louis Delgrès à Petit-Bourg, Guadeloupe. © : LPLT / Wikimedia Commons.

Tu vivais alors à Amsterdam avant de revenir à Paris, on peut dire que Delgres a vraiment pris forme à ce moment ?
Quand je suis rentré à Paris, je travaillais déjà avec Baptiste [Brondy, le batteur], quand j’étais dans un autre groupe, Rivière Noire. Je lui ai dit que j’avais quelques chansons, que j’aimerais bien les jouer, qu’on s’amuse pour voir ce qui se passe. Ça a commencé comme ça… Puis, avec Baptiste et Rafgee, on s’est aperçus qu’il se passait quelque chose de vraiment fort. On s’est alors dit qu’il fallait qu’on monte quelque chose, puis on s’est demandé comment on allait l’appeler. Ça s’est fait petit à petit, une discussion apaisée, tranquille, on a cherché plein de trucs, et finalement, je me suis dit qu’il fallait peut-être simplement appeler le groupe Delgres, en partant de la chanson Mo jodi. Ils ont dit OK, car je leur avais aussi raconté l’histoire, d’où ça venait.

Effectivement, le poids de l’histoire se sent dès ce premier album, avec d’autres choses politiques plus actuelles, je pense à Mr President bien sûr. On sait que ces morceaux frappent sur le disque, mais c’est quand même aussi un peu ta marque, ces textes que je qualifierais d’engagés.
Oui, on peut dire engagés, ce n’est pas un gros mot. Les gens se demandent parfois ce que ça veut dire, mais s’engager, ça ne veut pas forcément dire lutter, il y a plein de formes d’engagement. Nous, on s’engage en prenant la parole pour quelque chose qui n’est pas nécessairement populaire, mais pour la nuance, pour le dialogue, pour la tolérance, à une époque où les gens décrètent que c’est comme ci ou comme ça, rouge, vert, bleu. Et nous, on dit non car la nature n’est pas comme ça, c’est toujours beaucoup plus complexe, on a encore la place pour dire ça. Mon batteur est Nantais depuis des générations, mon sousaphoniste a l’air d’un premier de la classe mais il a été conçu en Guadeloupe…

Ah bon ?
Oui, Baptiste a été conçu en Guadeloupe, le plus guadeloupéen des trois, c’est lui ! Et quand tu vois sa tête, ce mec qui groove, alors qu’il est premier prix de trompette au conservatoire de Paris… C’est l’élite de la musique française. Il groove sur de la biguine, sur de la mazurka, mais mieux que plein de musiciens que je connais. On essaie vraiment de démontrer que la vérité de la nature du monde est bien plus complexe, c’est plus fin. Par exemple, tu prends des gens qui arrivent aux Antilles avec leurs yeux bleus et qui se disent, « tiens, ils parlent créole », comme toi, par exemple, tu viens d’où, d’ailleurs ?

Eh bien j’habite à Capesterre-de-Marie-Galante depuis 2018, mais je viens de Grenoble, dans les Alpes.
OK, voilà, je veux dire par là que les gens qui te verront à Grenoble ne vont peut-être pas penser une seule seconde que tu as un lien aussi fort avec la Guadeloupe. Si tu parles avec un Saintois [des Saintes, îles de l’archipel guadeloupéen], il ne va pas imaginer que tu comprends le créole. La vie est bien plus cachée que ça. Quand j’étais avec Voulzy, parmi les mecs qui faisaient le son, il y en avait un des Saintes, il parlait créole mieux que moi ! La vie est complexe, il ne faut pas toujours se fier aux apparences, c’est un truc d’humain à humain.

C’est aussi parce qu’il s’agit de transmission, comme dans le blues, sans me lancer dans des comparaisons hasardeuses, c’est pareil car les origines sont communes. Et je trouve, par tes textes, que tu arrives notamment à faire passer ce message comme le font les bluesmen car ils ont des choses à transmettre, une histoire, un vécu.
Oui, transmettre ce qu’on ressent avec le prisme de ce qu’on a vécu et d’où on vient. Et même si on appartient à tel ou tel groupe, ethnique, religieux ou je ne sais quoi, on est toujours complètement unique, et c’est ce que je cherche à dire dans notre dernier album [« Promis le ciel », 2024], je pense à la chanson Walking alone, marcher seul… Peu importe d’où on vient, notre bagage, c’est un chemin qu’on doit faire seul.

Justement, on reparlera de l’album « Promis le ciel », mais avant, en 2021, il y avait eu « 4:00 AM », ce qui signifie 4 h du matin. L’inspiration ramène à tes origines avec la chanson-titre sur ton père, mais au-delà de ça, avec ce deuxième disque, Delgres est devenu super important. Bien sûr, « Mo Jodi » était déjà remarquable, mais ce deuxième disque a vraiment beaucoup fait parler de vous. Comment vous avez vécu ça ?
Eh bien déjà, on vient de sortir de la Covid et on estime qu’on est des rescapés. Ça nous a quand même un peu flingués car on ne savait pas trop quand sortir l’album. Pareil pour la tournée qui devait suivre, on a hésité, on fait, on fait pas, tout était comme ça… Au final, on était juste super heureux que l’album sorte, puis aussi d’avoir pu tourner. On était simplement reconnaissants de pouvoir faire ce que nous aimions. Après, il y a l’accueil des gens bien sûr, mais ce qui nous fait toujours plaisir, c’est de pouvoir suivre notre inspiration, notre cheminement, et que le public soit avec nous. C’est-à-dire qu’il retrouve ce plaisir et comprenne notre cheminement. Notre premier album était dans un sound très bayou [cours d’eau des marais louisianais], très roots. Dès lors, on peut se dire, si on sort de ça alors que les gens ont aimé, qu’ils vont croire qu’on a perdu notre truc. On a toujours un peu cette petite pensée quand on est artiste… On n’a pas envie de laisser tomber les gens, mais d’un autre côté, tu es le premier auditeur de ta musique. Il importe déjà que tu sois content, bien avec ça, sinon, les gens ne sont pas bien on plus. Bref, on s’est fait plaisir, on est allés au bout de ce qu’on voulait faire. Et savoir que les gens nous suivaient, évidemment on a apprécié, c’était notre seule satisfaction, savoir qu’on pouvait emmener les gens dans notre petit voyage.

© : Soul Bag.

Je me dois forcément de parler de Soul Bag et de ce fameux numéro 242 du printemps 2021, c’était la première fois en 55 ans d’existence de la revue qu’un groupe français figurait en couverture, et ce fut donc vous.
Si on commence à parler de Soul Bag, je vais être intarissable… En fait, dans notre paysage culturel, Soul Bag, tout comme FIP [groupe Radio France], pour moi il ne faut pas y toucher. Car ils représentent des respirations, ils véhiculent toutes ces musiques sous-représentées par ailleurs. Ce sont des fenêtres, des portes ouvertes vers cet univers, qui est pourtant immense ailleurs, qui pèse très lourd dans le monde, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Europe du Nord… C’est moins le cas en France, et c’est bien que Soul Bag soit là, et je suis vraiment heureux de voir sa vitalité, il est vrai aussi que la revue est avec nous depuis le début. Ça fait vraiment chaud au cœur, et heureusement que de tels médias sont là… Il faut que ça dure, c’est essentiel, sinon tout le monde se retrouve à faire la même chose. Tu rentres là-dedans d’une manière et tu en ressors un peu plus grand, un peu plus ouvert, ça aide, ça tire vers le haut et pour moi c’est important. J’adore toutes les musiques qui rassemblent et fédèrent les gens, mais je trouve que ce n’est pas à tout prix, il faut respecter des règles mais aussi se poser la question de savoir comment on va sortir de là en ayant appris quelque chose, en grandissant un petit peu, et si on peut faire ça chacun à notre niveau, c’est le pied.

Si on vient au troisième album, commençons par le commencement, pourquoi ce titre, « Promis le Ciel » ?
C’est parti d’une image, d’un constat que j’ai fait dès avoir commencé à faire cette musique, j’ai eu une espèce de vision, de contraste au moment où les Européens sont arrivés en Afrique, avec ces missionnaires qui venaient en promettant le ciel, et d’un autre côté ceux qui étaient là pour réduire les Africains en esclavage. J’ai eu envie de faire clasher ces deux images, de les concentrer, de les superposer. L’idée était de dire « on m’a promis le ciel mais en attendant je suis sur Terre ». Plusieurs lectures sont possibles à partir de ça. Tout d’abord la lecture historique, car on parle véritablement d’une razzia, je suis en pleine nuit et je me retrouve avec des chaînes aux pieds, baptisé à l’arrivée, encore une fois l’image de clash est là, de contraste entre le côté spirituel et les actions. Et par extrapolation on a les fausses promesses, celles qu’on se fait à soi-même, celles qu’on croit voir dans la vie, dans une vie que l’on veut merveilleuse jusqu’à se prendre la réalité en pleine face… Il y a aussi les fausses promesses politiques, c’est extrêmement large. Mais je me pose surtout une question : comment on s’ajuste à ça ? Car il y a les choses dont on rêve, mais ça ne se passe pas comme prévu. Comment, en tant qu’être humain, tu vas t’ajuster à ça ? Est-ce que tu deviens plus dur, tu t’aigris, tu persistes malgré tout, tu restes là les mains tendues, tu gardes l’espoir, tu désespères ? Voilà ce que je trouve hyper intéressant, savoir comment nous les humains on va s’ajuster par rapport à ces choses-là, c’est le moment où les promesses ne sont pas tenues, où tu découvres que le père Noël n’existe pas…

Il y a effectivement un côté conceptuel dans cet album qui n’est pas du tout passéiste, on ressent un peu de désenchantement, peut-être de désillusion aussi, car pas mal de chansons abordent sous différents aspects ce qui se passe dans le monde, ce qui nous entoure. Et le propos n’est-il pas d’essayer de répondre à ça ?
C’est vrai qu’il s’inscrit vraiment dans un triptyque, et ce qui est intéressant, c’est qu’en faisant les choses, quand tu en as fait deux ou trois, tu peux commencer à regarder derrière toi. Finalement, on a parcouru un petit chemin, on a ce triptyque et une odyssée. Le premier album s’inscrit loin dans l’espace et dans le temps car on est aux Antilles en 1802. Puis sur le deuxième on se rapproche un peu, on revient plus en France hexagonale avec un esprit plutôt années 1960. Et avec ce troisième, qui s’inscrit vraiment ici et maintenant. Au début, il y avait cette idée de mouvement avec ces personnes parties d’Afrique qui se retrouvent aux Antilles, aux États-Unis en Louisiane, puis on a le Bumidom des années 1960, donc ça bouge encore, il y a beaucoup de mouvement. Et là, c’est ici et maintenant et on marque une pause, on arrête de bouger et on observe ce qui se passe autour de nous. Raisons pour laquelle on a des chansons comme Pourquoi ce monde, et d’autres qui prennent la forme d’interrogations à partir de constats, et tu te demandes pourquoi on en est encore là. Et toujours de façon sous-jacente, tu poses la question en disant, « et maintenant qu’est-ce que je fais ? » Je fais quoi, je deviens un monstre et j’imite ceux qui continuent de flinguer la planète, de faire la guerre ? Est-ce que je me durcis en allant sur X pour alimenter des chats pourris, me lancer dans des trucs totalement radicaux, dans des confrontations inutiles ? Ou bien je m’efforce de rester dans un état d’esprit de dialogue ? Comment je me définis par rapport à ça ? Donc, avec notre triptyque on est bel et bien dans une sorte de voyage, et avec cet album, pour moi, c’est important par les différents thèmes de voir comment on s’ajuste à une certaine pureté du monde. Et notamment du monde dans lequel on est aujourd’hui, car on a un peu le sentiment de manquer d’air, on a peu d’occasions de respirer, on a l’impression que les vagues de stress arrivent les unes après les autres, elles se succèdent et tu n’as plus le temps…

© : Delgres.

C’est ce que je ressens déjà après deux ou trois écoutes, j’aime tout l’album. Mais tu parlais de triptyque, et justement, j’apprécie particulièrement trois chansons, Pou vou, Pa lese mwen et Samedi soir. Comme par hasard, des morceaux chantés en créole. Je trouve qu’il y a un côté lancinant, incantatoire, presque churchy. Ça les rend très prenantes en démontrant que le créole vous va parfaitement bien. Pour moi c’est un peu magique, surtout sur Pa lese mwen, comment tu fais pour que ça fonctionne aussi bien ?
En fait, maintenant tu connais un peu la genèse, la manière dont j’ai vécu ça, comment ce blues me rentre véritablement dans le ventre, j’ai abordé ça de façon très minimaliste à la guitare avec très peu de notes, au point que les fameux trois accords du blues n’y sont pas souvent ! C’est un peu une expérience différente pour nous, avec un morceau somme toute assez classique dans son format. Sinon, c’est vrai, on se situe dans quelque chose qui s’assimile à la transe. Mais à cette transe blues un peu rurale mais qui va aussi aux origines du côté du Mali, j’ai en quelque sorte juxtaposé le blues presque traditionnel qui est aussi celui des chanteurs de gwo ka. Et dès lors, comme dans ma tête je chante sur des rythmes proches du gwo ka, eh bien ça génère une sorte de transe. Je pense c’est une des explications pour lesquelles quelque part ça fusionne. Et puis, après, il y a une inspiration, je ne sais pas, j’ai l’impression que ça sonne juste dans ce que je ressens, et je trouve que le créole permet de faire ça.
Mais, et c’est cool, je pense que le français peut faire ça aussi. Pour l’instant, c’est sur des formats de chansons qui sont un peu différents, car y a tout le côté de mes aspirations folk et mélodiques qui ressortent, et bien sûr aussi celles de Baptiste et Rafgee. On se retrouve dans des chansons qui sont plus mélodiques avec des formats un peu différents. Mais ce que j’aimerais faire, c’est pouvoir emmener le français dans des formats du genre de Pa lese mwen. Car je trouve que le français a tout à fait cette capacité-là, l’approche doit un peu différer. Car vu que c’est la quand même la langue que je parle tous les jours, j’aimerais vraiment arriver à l’intégrer complètement à ce voyage. On retrouve l’idée du « ici et maintenant », je parle français tous les jours. Et puis, en même temps, au mois de novembre je suis retourné aux Antilles. Et je me suis senti plus enraciné que jamais là-bas, comme y appartenant, venant de là. Plus tu sais qui tu es et d’où tu viens, plus c’est facile pour toi d’aller sans « risque » découvrir d’autres personnes et faire des expériences.

Pourtant, si je me positionne en puriste un peu monomaniaque, je trouve ce disque moins blues que les deux précédents…
Il est moins blues. Mais dans le thème il est plus blues que les autres. Car pour moi le blues n’est pas un style musical. J’ai justement compris ça en voyant les fameux DVD [« Martin Scorsese Presents the Blues »], et surtout ce mec complètement édenté qui sortait de prison et qui était interviewé… Et quand il s’est mis à chanter, je me suis dit que le blues n’avait pas besoin de musique, et même à la limite pas de paroles non plus. Le mec est là, il fredonne, tu as tout compris. Dès lors, s’il n’y a pas de musique, pas de paroles, tu ressens le sentiment du mec, tu es juste en prise directe avec ça. Et ce sentiment, tu vas le retrouver dans la morna (11), dans la saudade des Brésiliens, et chez nous aux Antilles dans le gwo ka, et même dans la chanson réaliste française. On le perçoit même dans le son des vieux enregistrements, avec des mecs qui racontaient toujours des histoires horribles, même s’ils s’accompagnaient de petites mélodies qui donnaient le change. Et ce sentiment, du coup, tu peux le mettre dans plein de choses. Quand tu écoutes la musique brésilienne, la musique mexicaine traditionnelle, avec toujours de très beaux accords, en fait ça te tire des larmes car les histoires qu’ils racontent sont terribles…

À La Maroquinerie, Paris, 27 mars 2024. © : Cindy Voitus / Soul Bag.

Tu peux ajouter les Cubains…
Et voilà, les Cubains, bien sûr, c’est sans fin… Car l’âme prend toujours le dessus à un moment donné, avec un mec ou une nana dont le cœur est fendu en deux, qui vit un truc super dur et raconte son histoire. Et dès lors, le vecteur, la musique, le support, c’est secondaire… Après, il y a évidemment une grosse histoire avec les États-Unis, c’est un truc culturel énorme, avec ces voix, c’est comme un paquebot. Et c’est intéressant de pouvoir transposer ça, ce sentiment, dans des styles musicaux qui ne sont pas forcément identifiés. Et j’aime bien aussi jouer avec ça. Par exemple, à un moment, dans un concert, on va faire un bon vieux blues, et puis l’instant d’après, tu gardes ce sentiment et tu vas juste l’emmener dans un écrin légèrement différent, et voir ce qui se passe. Rester sur le sentiment sans s’attacher à une forme, je trouve ça hyper intéressant. Voilà pourquoi des styles musicaux très différents vont me toucher profondément car parfois je décèle ce truc-là, en tout cas je crois le déceler car je peux me planter, y compris dans des trucs qui ne sont pas du tout blues. Ça peut être le cas dans la country. Mais le blues n’est jamais très loin de la country ! Souvent, tu en trouves un qui a grandi à côté d’un autre, comme dans le cas d’un musicien black qui avait un Blanc comme voisin, et qui se refilaient des tuyaux.

Pour conclure, ici à Marie-Galante, j’ai une question inévitable. Est-ce qu’aujourd’hui, en Guadeloupe, voire à Marie-Galante en particulier, avez-vous, je parle du groupe, un public ? Le savez-vous ?
Je pense qu’on a un public. En tout cas, les premières fois, qu’on a joué en Guadeloupe, c’était incroyable. À l’Artchipel [Basse-Terre], c’était une émotion de fou, vraiment un des plus beaux concerts de tout le groupe. On a gardé ces souvenirs de tous les gens qui sont debout, qui ne veulent plus partir. Et puis un public qui comprend ce que je chante, ça change énormément de choses, émotionnellement c’était parfois hyper dur de chanter certaines chansons, je retenais mes larmes car c’était trop fort. Mais c’était énormissime. Donc on a un public, c’est certain. Même chose à Fort-de-France [Martinique], on a joué à l’Atrium, une émotion de dingue. On a un public, et on va revenir. On sent que les affinités sont dingues.

Tu sais bien sûr que nous avons à Marie-Galante un festival qui s’appelle Terre de Blues. Bon sang, vous auriez complètement votre place !
Oui, totalement. Certaines fois on aurait pu, mais ça ne s’est jamais bien goupillé. Des fois, ils voulaient qu’on vienne, mais on tournait aux États-Unis. Ensuite, il y a eu la Covid. J’espère qu’on pourra venir, t’imagine, pour moi, avec mes origines, jouer à Terre de Blues, à Marie-Galante. Pour moi, ce serait vraiment le top, boucler la boucle, tu vois…

Eh bien cher Pascal, tu vas donc la boucler cette boucle, car si cet entretien date de février 2024, nous savons désormais que tu te produiras avec ton groupe Delgres lors de la prochaine édition de Terre de Blues, dimanche 8 juin 2025 sur la grande scène de l’habitation Murât.

Texte : © Daniel Léon / Culture Blues

Moun en Fanfare, Saint-Pierre-du-Mont, Landes, 14 septembre 2024. © : VIEw by Vie – La Photographe Assise.

(1). Pascal est né le 15 novembre 1963 à Argenteuil dans le Val-d’Oise, où il a donc grandi.
(2). Créé en 1963 par Michel Debré, sous la présidence de Charles de Gaulle, le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer) avait pour but d’inciter les habitants de l’Outre-mer à venir dans l’Hexagone, où ils trouveraient du travail dans de bonnes conditions. Il s’assortissait pour cela d’avantages, mais en réalité, il s’assimila davantage à une forme de déportation afin de repeupler certains départements français comme la Lozère et la Creuse. L’opération fut d’ailleurs à l’origine de la triste affaire des enfants de la Creuse, arrachés à leur Réunion natale. Plus de 70 000 personnes des Outre-mer viendront dans l’Hexagone jusqu’en 1981 sous le régime du Bumidom.
(3). Il s’agit du festival Films de Mémoires qui s’est déroulé du 21 au 26 novembre 2023 en Guadeloupe.
(4). En 2003, à l’occasion du centenaire de la « découverte » supposée du blues par W.C. Handy en 1903, Scorsese supervise la série « Martin Scorsese Presents the Blues », qui compte sept films salués par la critique : Feel Like Going Home de Martin Scorsese, The Soul of a Man de Wim Wenders, The Road to Memphis de Richard Pearce, Warming by the Devil’s Fire de Charles Burnett, Godfathers and Sons de Marc Levin, Red, White and Blues de Mike Figgis et Piano Blues de Clint Eastwood.
(5). De son vrai nom Nicola Kasanda wa Mikalay (1939-1985), Docteur Nico est un guitariste congolais pionnier du soukous, un genre dérivé de la rumba congolaise. Très influent, il comptait Jimi Hendrix parmi ses admirateurs !
(6). Giuseppe Henry « Pino » Palladino est un bassiste gallois né en 1957. Il a remplacé John Entwistle au sein des Who et travaillé avec des artistes dans divers registres, de David Gilmour à Eric Clapton, en passant par Erykah Badu, Elton John, D’Angelo, Jean-Jacques Goldman et Stephan Eicher.
(7). D’après Louis Delgrès, héros antillais qui résista en Guadeloupe aux troupes napoléoniennes en 1802 et préféra se sacrifier plutôt que de se rendre (voir introduction).
(8). L’affranchissement consiste à rendre leur liberté aux esclaves alors que l’esclavage lui-même reste en vigueur. En Guadeloupe avant 1848, on l’appelait titre ou patente de liberté.
(9). Très ancrée dans le blues, lancinante, obsédante, interprétée en créole, Mo jodi (« mourir aujourd’hui »), qui donne aussi son nom au premier album du groupe sorti en 2018, est sans doute la chanson la plus marquante du disque, réincarnation de Louis Delgrès : « Je ne peux pas vous laisser faire, non / Je préfère mourir aujourd’hui / Moi j’ai versé mon sang / Pour défendre la République / Et aujourd’hui vous revenez / Nous fouetter plus fort / Et je ne peux pas vous laisser faire, non / Je préfère mourir aujourd’hui (…). »
(10). Groupe franco-brésilien composé d’Orlando Morais (chant), Pascal Danaë (chant, guitare) et Jean Lamoot (basse), récompensé d’une Victoire de la musique dans la catégorie « Album de musiques du monde de l’année » en 2015 pour « Rivière Noire » (Sony Music).
(11). La morna est une musique du Cap-Vert apparue au milieu du XIXe siècle, qui exprime la mélancolie que ressentent les déracinés. Cesaria Evora en était la « reine »…

La fameuse couverture du numéro 242 de Soul Bag… © : Soul Bag.