
On associe généralement le blues blanc, aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, aux années 1960. Et si un « boom » a bien eu lieu à ce moment-là, le blues a également beaucoup influencé les pionniers de la musique country dès les années 1920 et 1930. Sans la ségrégation, nul doute que des musiciens noirs et blancs de blues et de country auraient enregistré ensemble dès cette époque. Mais on ne peut refaire l’histoire… En tout cas, le chanteur, harmoniciste et guitariste Harmonica Frank Floyd, qui appartient à la génération qui suit celle des pionniers de la country (nés à la fin du XIXe siècle), et d’ailleurs alors appelée plus volontiers hillbilly, a appris auprès d’eux. Il n’a pas enregistré avant le début des années 1950 mais son blues très ancré dans la tradition sudiste, qui s’inspire de la country et de l’old-time music, en fait un personnage profondément original et à part. En 1951, Floyd fut le premier Blanc à enregistrer pour Sam Phillips (qui fondera Sun Records en 1952) et l’un des premiers pour Chess.

Il naît le 11 octobre 1908 à Toccopola, une petite bourgade au nord du Mississippi, entre Oxford et Pontotoc. Commerçants ambulants, ses parents se séparent avant d’avoir le temps de lui donner un prénom. Dans Blues: A Regional Experience (Praeger, 2013), sur la foi du recensement de 1910, avancent Shankles, un prénom toutefois très peu répandu. Il est élevé par ses grands-parents métayers, mais il perd rapidement sa grand-mère. Il suit alors sur la route son grand-père qui est violoniste, et de son côté, il apprend l’harmonica vers dix ans. En 1922, son grand-père meurt à son tour, et à quatorze ans, l’adolescent est du jour au lendemain livré à lui-même. Mais comme il chante en plus de l’harmonica, il parvient à se faire engager par des troupes de cirques itinérants et de medicine shows, et exerce comme comédien, cracheur de feu, hypnotiseur et spécialiste dans l’art de se grimer.

Puis il se retrouve un temps sur un bateau à aubes et en profite pour perfectionner un style original et spectaculaire, notamment à l’harmonica : il en utilise deux à la fois, joue sans les mains ou un rack, et même avec… les narines ! Tout en ajoutant la guitare qui lui permet de se produire en one-man band, probablement dans la première moitié des années 1920, et peut-être aussi en prenant conscience qu’il pourrait vivre de la musique, il se fait appeler Frank Floyd. En écoutant la radio et des disques dans les juke-box, il découvre des artistes à la frontière du blues et de la country, dont DeFord Bailey, la Carter Family et Jimmie Rodgers, aux côtés des bluesmen Blind Lemon Jefferson et Lonnie Johnson. Un peu connu localement, il apparaît à la radio en 1932. Mais il reste itinérant et joue dans les rues quand il fait étape quelque part, et ses pérégrinations le mènent partout dans le Deep South et sans doute même au Mexique.

Il poursuit ainsi sa vie itinérante pendant près de vingt ans, puis il est remarqué par Sam Phillips en 1951. Le producteur juge d’abord que le répertoire de Floyd, qui emprunte à la fois au blues, à la country, aux jug bands, aux string bands et à l’old-time music (des Noirs comme des Blancs) tout en préfigurant le rockabilly, est trop étendu et ancré dans les années 1920 et 1930. Phillips préfère en effet que les artistes s’inscrivent dans un style défini pour être viables commercialement. Mais il change d’avis, et le 15 juillet 1951, Floyd enregistre sous le nom d’Harmonica Frank quatre faces (dont deux prises de Swamp root), puis quatre autres en novembre. Comme Phillips n’a pas encore fondé son label Sun, elles paraissent chez Chess. Lors de la séance de novembre 1951, Floyd signe deux autres chansons, qui cette fois sortiront chez Sun, mais en 1954. Le succès n’est pas au rendez-vous, mais Floyd retrouve le chemin des studios le 13 février 1958 pour un single qu’il partage avec le chanteur et multi-instrumentiste Larry Kennon, sur un label qu’ils ont eux-mêmes créé, F&L.

Malgré la qualité de ces faces et l’originalité d’Harmonica Frank qui fusionne blues et country, cela reste sans lendemain. En 1973, le producteur et historien Steve LaVere a la bonne idée de rééditer ses faces des années 1950 sur la compilation « The Great Original Recordings of Harmonica Frank 1951-58 » chez Puritan. Cela permet à l’artiste de reprendre sa carrière, et en 1975, il réalise l’album « Blues That Made the Roosters Dance! » (chez Barrelhouse, le label de George Paulus). L’année suivante, un autre album sort chez Adelphi, « Harmonica Frank Floyd », composé de faces enregistrées entre 1972 et 1974 et produites par Steve LaVere et Gene Rosenthal. En 1997, Rosenthal rassemblera sur un album chez Adelphi (« The Great Medical Menagerist ») douze chansons inédites de 1972. Enfin, en 2002, Memphis International Records sortira « The Missing Link », cette fois des enregistrements en public qui datent de 1979. Harmonica Frank ne profitera pas de cette reconnaissance tardive et méritée car il nous a quittés le 7 août 1984 à soixante-quinze ans, mais n’oublions pas cet artiste unique en son genre qui mérite assurément d’être qualifié de « Chaînon manquant » (« Missing Link »)…

Voici pour conclure six chansons en écoute.
– Going away walkin’ en 1951.
– Step it up and go en 1951.
– Howlin’ Tomcat en 1951.
– Rock a little baby en 1958.
– You don’t know my mind entre 1972 et 1974.
– What are you squawkin about en 1979.
