Mémoire de blues : Hickory Street, Canton, Mississippi

© : Tom Bosse / The Historical Marker Database.

Au centre du Mississippi, quelque 40 kilomètres au nord-est de Jackson, la capitale de l’État, Canton est surtout connue pour être la ville où vécut un géant du blues, Elmore James (né à Richland, au nord de Canton). Mais la localité qui compte aujourd’hui environ 11 000 habitants a développé une scène musicale dès les années 1920, au moment des premiers enregistrements des pionniers du blues. Le centre de cette activité était le quartier de Hickory Street en plein centre-ville, également appelé « The Hollow », autrement dit « le trou »… Canton est également traversée par la Highway 51 (ou U.S. Route 51), un de ces axes importants qui parcourent les États-Unis du sud au nord : sur 2 055 kilomètres, elle va de La Nouvelle-Orléans à Hurley, une petite ville du Wisconsin. Elle se trouve aussi sur le parcours de la Mississippi Highway 16, qui cette fois d’ouest en est relie Grace dans le Delta à l’Alabama sur 300 kilomètres. Ces routes étaient bien sûr très prisées des bluesmen itinérants qui trouvaient de nombreux clubs où se produire.

© : Alchetron

Au début du XIXe siècle, le territoire appartient aux Choctaws mais des colons commencent à s’y intéresser, parmi lesquels un certain William Doak. Il s’y installe vers 1812, en un lieu une dizaine de kilomètres au sud de l’actuelle Mississippi Highway 16, et qui porte aujourd’hui le nom de Doak’s Stand sur la Natchez Trace. Longue de 710 kilomètres, cette piste forestière part de Natchez, au sud-ouest du Mississippi, pour rejoindre Nashville, Tennessee, avec des incursions dans l’Alabama tout en passant près de Canton dans son premier tiers. Créée et empruntée par les Amérindiens, elle l’est aussi à partir du XVIIIe siècle par des explorateurs, des trappeurs et plus tard des colons. Ces derniers installent progressivement le long de la piste des peuplements, en fait des comptoirs d’échanges de marchandises avec des auberges ou des tavernes, alors nommés stands.

Billet de 3 dollars de la New Orleans, Jackson and Great Northern, 1862. © : Wikimedia Commons.

En 1820, Andrew Jackson (futur président des États-Unis de 1829 à 1837), qui a déjà mené plusieurs guerres contre les Amérindiens, essaie de forcer les Choctaws à abandonner la région pour s’installer à l’ouest du Mississippi. Il parvient à ses fins avec la signature le 18 octobre 1820 sur la propriété de William Doak du traité de Doak’s Stand, qui entrera en vigueur le 8 janvier 1821. Les Choctaws cèdent la moitié de leurs terres qui englobent le site de Canton, et se retrouvent très à l’ouest, dans une zone à cheval sur les futurs États de l’Arkansas et de l’Oklahoma. Les premières maisons de ce qui deviendra Canton sont construites à la même époque. De nos jours, on peut encore voir l’une d’entre elles, bâtie vers 1825 et restaurée en 1985. Du fait de sa situation centrale, Canton devient le siège du comté de Madison en 1834, avant d’être incorporée comme ville deux ans plus tard alors qu’elle compte 400 habitants. Entre 1838 et 1840, des banques, des hôtels, des commerces et un bureau de poste sortent de terre.

Union Street, Canton, Mississippi, vers 1900. John Sharp Collection / Mississippi Rails.

En outre, située dans le bassin versant de la Big Black River, la bourgade est dans une prairie alluviale parcourue par d’autres cours de moindre importance. À l’instar du Delta dans le Mississippi, elle est ainsi très fertile et propice à la culture du coton. Ce qui nécessite une main-d’œuvre conséquente, laquelle est à l’époque principalement composée d’esclaves. Et justement, le comté de Madison est alors le seul de l’État avec le Delta où le nombre de Noirs est supérieur à celui des Blancs, ils y sont même quatre fois plus nombreux ! Cette prospérité pourrait bénéficier d’un élan supplémentaire avec l’arrivée du train : sur 332 kilomètres, la ligne New Orleans, Jackson and Great Northern connecte en effet La Nouvelle-Orléans à Canton en passant par Jackson. Inaugurée début 1861 peu avant la guerre de Sécession, elle est toutefois en grande partie détruite durant le conflit.

© : Fat Possum Records.

Après la guerre, Canton panse ses plaies et son développement reprend, avec en premier lieu la culture du coton dont la ville reste un centre important. L’exploitation du bois prend également de l’ampleur, car à partir de la fin des années 1880, la déforestation augmente pour justement permettre de cultiver le coton, et plusieurs scieries voient le jour dans le comté… D’autres travaux sont entrepris, les bâtiments en bois exposés aux incendies sont désormais construits en briques, les rues et les trottoirs sont pavés. Les travailleurs agricoles, les employés des scieries et des chantiers recherchent des lieux de divertissement, et naturellement, des clubs apparaissent au début du siècle dernier, d’abord de façon disparate et souvent clandestine. Un peu partout dans le comté de Madison, des musiciens de string bands et de spectacles itinérants se retrouvent dans des juke joints et autres bouges souvent éphémères.

© : Stefan Wirz.

Mais dans les années 1920 et 1930, ces différents acteurs trouvent des lieux plus adaptés en ville, et donc plus particulièrement dans le quartier de Hickory Street, tout en jouant aussi dans les rues. D’après la Mississippi Blues Commission, les pionniers du blues local sont William « Do Boy » Diamond, un chanteur-guitariste enregistré bien plus tard (en 1967 et 1978), et le violoniste Theodore Harris, et surtout le grand Johnny/Johnnie Temple, également chanteur-guitariste. Un peu plus tard, le chanteur-pianiste Little Brother Montgomery, avec d’autres membres de sa famille dont son neveu Paul Gayten, également pianiste mais plus orienté R&B, animeront aussi cette scène. Le chanteur-guitariste K.C. Douglas, natif de Sharon, dix kilomètres au nord de Canton, est actif dans la région avant de partir pour la Californie au milieu des années 1940.

Elmore James, Chicago, 1959. © : Jacques Demêtre / Soul Bag Archives.

Mais Elmore James occupait déjà lui aussi la scène. Au tournant des années 1930 et 1940, il se produit avec son demi-frère Robert Holston, qui le dévergonde, comme je l’écrivais dans mon article « Elmore James : Blues en fusion » publié dans le numéro 230 de Soul Bag en 2018 : « Robert Holston, également fan de blues, entraîne son demi-frère dans son sillage, pour des choses pas nécessairement avouables comme la fabrication de whiskey de contrebande et la fréquentation de filles faciles ! On lui prête d’ailleurs un mariage avec une certaine Josephine Harris, un fait toutefois mis en doute… Mais il rencontre surtout des personnages qui vont sceller son destin, Alex Miller alias Sonny Boy Williamson II, Robert Lockwood Jr. et bien sûr Robert Johnson. » Toujours avec Holston qui tient un magasin de réparation de postes de radio au 153 Hickory Street, il se « bricole » une guitare électrifiée avec laquelle il sonnera comme personne, notamment en slide. Et on connaît la suite : Elmore James mènera ensuite une carrière qui l’installe parmi les bluesmen les plus marquants de l’histoire. Mais entre ses enregistrements, il reviendra toujours se ressourcer (et soigner ses problèmes de santé) du côté de Canton…

Forêt marécageuse, Natchez Trace, Canton, Mississippi, 2017. © : Carol M. Highsmith / Library of Congress.

À partir des années 1950, les clubs de « The Hollow » (Bessie’s Hideaway et Star Lite Café sur Hickory Street, Club Delece sur Franklin Street, Club Desire sur Union Street et Blue Garden sur Liberty Street, d’après la Mississippi Blues Commission) voient passer les meilleurs bluesmen : Elmore James, B.B. King, Howlin’ Wolf, Sonny Boy Williamson II… Pour la période, il ne faut pas oublier John Lee Henley, chanteur-harmoniciste auteur d’enregistrements intéressants dans les fifties et les sixties. Comme dans nombre de villes du sud, la scène blues de Canton déclinera dans les années 1970, mais elle n’est pas moribonde pour autant, avec le Hickory Street Festival créé durant la décennie suivante. D’autres bluesmen notables sont nés à Canton, à commencer par Sonny Landreth (un autre adepte de la guitare slide !), ou encore le chanteur-harmoniciste Grady Champion. Citons enfin des figures du gospel, The Canton Spirituals et The Reverend Cleophus Robinson.

John Lee Henley. © : Pete Welding / Stefan Wirz.

Voici pour conclure dix chansons en écoute.
No special rider blues en 1930 par Little Brother Montgomery.
Jacksonville blues en 1935 par Johnny/Johnnie Temple.
Since I fell for you en 1947 par Annie Laurie et Paul Gayten.
Knockin’ on Lula Mae’s door en 1952 par John Lee Henley.
Lonely (boy) blues en 1954 par K.C. Douglas.
It hurts me too en 1957 par Elmore James.
Just want to talk to you en 1967 par William « Do Boy » Diamond.
If the lord be with me en 2010 par The Reverend Cleophus Robinson & The Robinson Family.
Key to the highway en 2017 par Sonny Landreth.
Stone in my path en 2017 par Grady Champion.

Sans doute la plus ancienne maison de Canton, construite vers 1825. © : Southern Lagniappe.