Annye C. Anderson, 1926-2025

© : Bombyx, Center for Arts & Equity.

Elle était la dernière personne qui a côtoyé Robert Johnson. Annye Clara Anderson s’est paisiblement éteinte à Amherst, Massachusetts, le 3 juillet 2025 (l’information a été divulguée hier), à l’âge plus que respectable de quatre-vingt-dix-neuf ans. Afin de couper court d’emblée à toute spéculation, Annye Anderson n’avait pas de lien de sang avec le célèbre bluesman, ce qu’elle n’a d’ailleurs jamais revendiqué (lire plus bas). Elle est la fille de Mollie Winston Spencer et de Charles Dodds Spencer, qui épousa Julia Majors Dodds Spencer, la mère de Robert Johnson. Elle est la demi-sœur adoptive de Robert Johnson car elle a grandi dans la famille de ce dernier. Au moment du décès du bluesman en 1938, elle avait douze ans. Annye Anderson se fera connaître tardivement alors qu’elle était déjà nonagénaire, d’abord en témoignant de son expérience de jeunesse avec Johnson, et surtout en publiant en 2020 chez Hachette Books avec Preston Lauterbach (et Elijah Wald) Brother Robert: Growing Up with Robert Johnson, dont la couverture montre une photo inédite du bluesman.

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Annye Anderson est née le 20 avril 1926 à Memphis, Tennessee. Son enfance se déroule à l’époque de la ségrégation des lois Jim Crow et de la violence des lynchages, à Eudora, au nord du Delta, où sa famille s’est installée en 1927. C’est d’ailleurs pour échapper à une milice que son père choisira de quitter Eudora pour s’installer à Memphis tout en changeant de nom : Charles Dodds devint ainsi Charles Spencer… Au même moment, à trois ans, elle voit Johnson pour la première fois (d’après son livre cité plus haut) : « Je l’appelais Brother Robert. Il m’appelait Baby Sis ou Little Girl. Nous n’étions pas du même sang mais nous appartenions à la même famille. Mon premier souvenir de Brother Robert date de 1929, quand il nous a aidés à déménager depuis la campagne à Memphis. Mes petites jambes ne me permettaient pas de gravir le grand escalier qui menait à notre nouvelle maison. J’ai senti quelqu’un me prendre dans ses bras et me porter. Avec ses longues jambes fines, Brother Robert montait les marches quatre à quatre. »

Annye C. Anderson sur le site de la maison où elle vécut dans la famille de Robert Johnson, Memphis, Tennessee. © : collection Preston Lauterbach.

Elle se rapproche de Caroline Harris Thompson (Sister Carrie), fille de Charles Dodds Spencer et de Julia Majors Dodds Spencer (la mère de Robert Johnson), beaucoup plus âgée qu’elle car née en 1903. Elles passent beaucoup de temps ensemble, sachant que le bluesman se déplace beaucoup pour sa musique, mais comme elle l’explique dans son livre, il n’oubliait jamais sa famille à laquelle il rendait visite quand ses engagements le permettaient. Plus tard, après la mort de Robert Johnson, Annye Anderson part vivre à Washington, D.C., où elle étudie à l’université Howard. Elle déménage ensuite à Belmont, Massachusetts, et ajoute de nouveaux diplômes à son bagage (licence et maîtrise). Son mari travaille avec Charles Richard Drew (chirurgien avant-gardiste à l’origine de la banque du sang), pendant qu’elle occupe d’importantes fonctions dans l’éducation, notamment comme enseignante et administratrice des écoles publiques de Boston. Tout ça pour souligner que Mme Anderson n’était pas, loin s’en faut, une fantaisiste, et que ses écrits sur Robert Johnson sont à prendre très au sérieux… Elle continuera d’ailleurs de s’impliquer en faveur de la famille de Johnson. Dans les années 1970, avec Carrie, elle ne ménagera pas ses efforts dans le cadre de la succession du bluesman. Mais les deux femmes échoueront, en outre flouées par le producteur Steve LaVere, personnage sans scrupule qui parvint à convaincre Carrie de lui céder des documents dont des photos et les droits des chansons du bluesman sans contrepartie…

Elijah Wald, Annye C. Anderson et Peter Guralnick, 2 mai 2019, Amherst, Massachusetts. © : collection Preston Lauterbach.

Déçue par le système, Annye Anderson se concentre alors sur ses propres activités, dans l’éducation mais aussi dans l’agriculture biologique. Il faut ensuite attendre 2018, alors qu’elle a quatre-vingt-douze ans, pour qu’elle accepte de témoigner sur son expérience auprès de Robert Johnson. On connaît le résultat : son désormais fameux livre Brother Robert: Growing Up with Robert Johnson, témoignage touchant qui révèle un pan méconnu de la vie d’un bluesman dont on ignorait à peu près tout (quand il habitait Memphis), et qui tord le cou aux clichés et autres histoires de pacte avec le diable qui collaient aux basques du bluesman. Bien entendu, Annye Anderson était une enfant quand elle a côtoyé Johnson, qui ne lui a évidemment pas tout dit de sa vie. Mais il est regrettable que d’aucuns aient essayé d’opposer ce livre à celui de Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow Up Jumped the Devil – The Real Life of Robert Johnson (par ailleurs formidable), car comme je l’écrivais dans mon article du 8 mai 2022, « [ces deux livres] se complètent et constituent la base documentaire la plus remarquable, la plus fiable et la plus objective actuellement disponible sur le bluesman. » Annye Anderson y a notablement contribué, et sans une attaque cérébrale en décembre 2023, elle aurait sans doute persisté jusqu’à son dernier souffle. Nous venons de perdre une grande dame.