Mémoire de blues : Pensacola, Floride

© : Mark Hilton / The Historical Marker Database.

Sur les rives du golfe du Mexique, Pensacola se trouve à l’extrême nord-ouest de la Floride. Du fait du découpage particulier des frontières des États dans cette zone, la ville est à la fois relativement proche de Mobile, Alabama (100 km), de Biloxi, Mississippi (190 km) et de La Nouvelle-Orléans, Louisiane (320 km). Ces villes ont d’ailleurs été créées par les colons européens à peu près à la même époque : 1698 pour Pensacola, 1702 pour Mobile, 1699 pour Biloxi, à peine plus tard pour La Nouvelle-Orléans (1718). Si on excepte Charleston en Caroline du Sud, elles se trouvent sur des sites qui figurent parmi les premiers sur lesquels furent établies des colonies permanentes dans le sud des États-Unis. Bien entendu, les lieux étaient occupés depuis longtemps par les natifs (Amérindiens), qui faisaient déjà du commerce au moins 1 000 ans avant notre ère.

L’arrivée de Tristan de Luna dans la baie de Pensacola en 1559. © : The Florida Historical Society.

Dès le XVIe siècle (bien avant le début de la traite atlantique), des explorateurs espagnols visitent la place, dont Hernando de Soto en 1539, qui découvrira en 1541 le fleuve Mississippi et donnera son nom à une ville du Delta, Hernando. Le 15 août 1559, Tristan de Luna y Arellano, avec 11 vaisseaux et plus de 1 500 hommes, investit Ochuse Bay qu’il baptise baie de Pensacola (du nom de la tribu indienne Panzacola), pour fonder la première colonie durable sur le territoire des futurs États-Unis. En effet, elle restera en place durant deux ans, jusqu’en août 1561. Quatre ans plus tard, toujours en Floride mais sur la côte est, Saint Augustine deviendra cette fois le premier site d’habitat permanent d’origine européenne d’Amérique du Nord. Il faudra donc ensuite attendre novembre 1698 pour Pensacola, avec encore des Espagnols menés par Andrés de Arriola qui fait édifier un presidio (une place forte) qu’il nomme Santa Maria de Galve.

Carte de la baie de Pensacola en 1744 par Narcisse Broutin. © : Wikimedia Commons.

Depuis 1693, les lois espagnoles accordent aux esclaves venus d’Afrique des droits en Floride auxquels ils ne peuvent évidemment prétendre dans les colonies britanniques d’Amérique, et même la liberté s’ils acceptent de se convertir au catholicisme et de servir la couronne espagnole. Jusqu’en 1763, la Floride va donc accueillir de nombreux esclaves en fuite, en particulier à Saint Augustine mais aussi à Pensacola. Entre-temps, en 1719, les Français prennent Pensacola que l’Espagne reconquiert toutefois trois ans plus tard. Mais en 1763, suite au traité de Paris qui marque la fin de la guerre de Sept Ans, les Espagnols cèdent la Floride aux Britanniques, qui divisent l’État en deux parties : la Floride orientale (East Florida), dont la capitale est Saint Augustine, et la Floride occidentale (West Florida), avec Pensacola comme capitale. La ville est reconquise par l’Espagne en 1781, qui reprend la Floride sous son contrôle jusqu’en 1819, date à laquelle le traité Adams-Onis, qui entre en vigueur en 1821, en fait un territoire américain. Peu après, en mars 1824, les autorités choisissent comme capitale de la Floride (et qui l’est toujours) Tallahassee, une ville située à mi-chemin entre Saint Augustine et Pensacola…

Rue du quartier Belmont-DeVilliers à Pensacola, entre 1900 et 1910. © : Library of Congress.

Quand la Floride devient officiellement un État américain en 1845, Pensacola compte environ 2 000 âmes, mais sa population approche les 12 000 habitants vers 1890. C’est la croissance la plus rapide des villes côtières de cette région du golfe du Mexique, et Pensacola attire dès cette époque des spectacles itinérants (minstrel shows, tent shows, cirques ambulants…) avec des chanteurs et des musiciens. Ils se retrouvent dans le quartier afro-américain Belmont-DeVilliers, également appelé The Blocks ou West Hill, autour de Belmont et De Villiers Street, où des salles de spectacles apparaissent. Au début du siècle dernier, le plus notable est le Belmont Theatre, qui va devenir un incontournable du circuit vaudeville. Probablement en 1906, William Fuse Benbow forme à Pensacola la Will Benbow’s Chocolate Drops Company, qui se produit au Belmont avec dans ses rangs un jeune pianiste inconnu de seize ans, Jelly Roll Morton.

Le Belmont Theatre à Pensacola. © : The Southland Music Line.

En 1909, les Chocolate Drops intègrent Butler « String Beans » May (chanteur, pianiste, danseur, comédien, surnommé « The First Recognizable Blues Star »…), ainsi que Gertrude Pridgett aka Ma Rainey et son mari William. Dans leur livre The Original Blues: The Emergence of the Blues in African American Vaudeville, 1899-1926 (University Press of Mississippi, 2017), Lynn Abbott et Doug Seroff confirment que la future grande chanteuse de Classic Blues s’est produite cette année-là au Belmont à Pensacola : « Le couple Rainey a débuté avec un spectacle le 7 avril 1909, et Gertie Raney [sic] a fait bonne figure avec son dernier succès, « If the World Don’t Treat You Right, Why Don’t You Come Home? » » Les Rainey restent avec les Chocolate Drops jusqu’en novembre 1909. Plus tard, d’autres chanteuses de blues classique moins connues que Ma Rainey viendront au Belmont. Virginie Wilson s’y trouvait en 1911, et Billie Pierce accompagnait Ida Cox quand elle vint y chanter en 1922.

Affiche du Abe’s 506 Club, Belmont Street, Pensacola, où fut découvert Mighty Sam McClain. © : The Southland Music Line.

D’autres artistes ont également chanté Pensacola : Trixie Smith en avril 1922 avec Pensacola blues, Edith Wilson le 18 septembre puis le 2 octobre 1922 avec Pensacola blues (Home again croon), Ollie Powers en mai ou juin 1923 avec Pensacola Joe, Fletcher Henderson le 18 décembre 1925 avec Pensacola, Louise Vant le 18 mars 1926 avec Pensacola blues. Pensacola fut une des premières villes à ouvrir des salles de théâtre à des concerts de blues et de jazz, ce qui explique sa grande popularité à l’époque. En procédant ainsi, la ville préfigure ce qui allait devenir le Chitlin’ Circuit, ce réseau de lieux destinés aux artistes afro-américains pendant la ségrégation, particulièrement actif des années 1930 jusque dans les sixties, même si on utilise encore le terme de nos jours. Le Abe’s 506 Club, situé sur Belmont Street, en faisait partie : au milieu des années 1960, le producteur natif de Pensacola Papa Don Schroeder y a découvert un certain Mighty Sam McClain…

© : Genius.

Pour conclure cet article, parmi les autres artistes liés à la scène de Pensacola en rapport avec l’objet de ce site, et d’après le texte de la Mississippi Blues Commission pour sa plaque commémorative (marker) dédiée à la ville, on peut citer : Wally Mercer, Peggy Scott-Adams, Edward et Paul Wyer, Benny Spellman, Susie Edwards (du duo Butterbeans & Susie), Baby Grice, Frazier Davis, Buster Bennett, Charles Segar (auteur en 1940 du standard du blues Key to the highway), James et Bobby Purify, Tasso Zachary, Gwen McCrae, David Washington, Slim Gaillard, Gigi Gryce, Herman « Junior » Cook, Don Shirley, Wally Mercer Jr., Maurice McKinnies, Willie Henderson, Walter Jackson, Earnest Stanberry (Stan the Blues Man), Vivian Lamont, Nick Blackwell, Erma Granat, Will Easley et The Truth featuring Cat Rhodes.

© : Mississippi Delta Blues, Inc.