
La Mississippi Blues Commission a dédié une de ses plaques didactiques (markers) à Hernando, qu’elle a intitulée « Beale Town Bound », ce qui peut se traduire par « en route pour Beale Town ». Beale Town désigne bien sûr Memphis et plus particulièrement Beale Street, cette rue qui est un haut lieu historique du blues, mais aussi des musiques afro-américaines depuis les années 1860. À l’extrême nord du Delta, et donc de l’État du Mississippi, traversée par l’Interstate 55 (1) qui relie La Nouvelle-Orléans à Chicago, Hernando est la dernière ville importante (près de 19 000 habitants aujourd’hui) avant d’entrer dans Memphis. On a tendance à l’oublier un peu vite, mais plusieurs bluesmen, et pas des moindres car certains font partie des grands pionniers, sont nés ou ont vécu à Hernando avant de débuter leur carrière sur Beale Street.

Mais l’histoire du site d’Hernando nous ramène au XVIe siècle, à l’époque des conquistadors espagnols. L’un des plus célèbres d’entre eux, Hernando de Soto (vers 1500-1542), qui s’était précédemment « distingué » lors de campagnes en Amérique centrale et du Sud, entreprend de coloniser en 1539 le territoire des futurs États-Unis, où il cherche de l’or qu’il ne trouvera jamais. Le 30 mai, venus de la Havane à Cuba, De Soto et quelque six cents hommes touchent terre dans l’actuelle baie de Tampa en Floride. L’expédition remonte vers le nord la côte est, par les actuelles Géorgie, Caroline du Sud et du Nord, avant de revenir à l’ouest. Puis, après une incursion dans le Tennessee, elle repart au sud-ouest et s’enfonce dans l’Alabama, où, le 18 octobre 1540, les colons affrontent à Mabila la tribu du chef indien Tuskaloosa (à l’origine du nom de la ville de Tuscaloosa), qui perd la vie dans la bataille.

Malgré de lourdes pertes, l’expédition prend la direction du nord-ouest à travers le Mississippi. Désormais en territoire chickasaw (ou chicacha), elle se heurte encore aux natifs, y laisse à nouveau des hommes mais poursuit tant bien que mal son chemin. Le 8 mai 1541, de Soto se retrouve face à une rivière boueuse large d’au moins deux kilomètres (2). Il vient de découvrir le Mississippi. Mais à ses yeux, le fleuve est surtout un obstacle qu’il faut traverser, si possible sans attirer l’attention des Indiens. Il reste difficile de nos jours de localiser précisément le lieu de cette traversée par de Soto. Certains historiens citent Sunflower Landing, non loin de Clarksdale, mais d’autres le situent plus au nord, du côté de Walls ou de la ville-fantôme de Commerce, autrement dit à deux pas d’Hernando. Mais nul doute que de Soto a découvert (et traversé) le Mississippi dans cette région que nous appelons le Delta, le berceau du blues… Une fois sur l’autre rive, il a continué à travers l’Arkansas et au sud vers la Louisiane, avant de tomber malade. Souffrant de fièvres, il s’éteint le 21 mai 1542, en un lieu à propos duquel les historiens sont partagés : McArthur (Arkansas) ou Ferriday (Louisiane) plus au sud près de Natchez (Mississippi), où ses hommes immergent sa dépouille dans les eaux du fleuve.

Parallèlement, à partir de 1534, les Français colonisent aussi l’Amérique du Nord et créent la Nouvelle-France, divisée en deux parties, Haute-Louisiane au nord et Basse-Louisiane au sud, cette dernière comprenant le Mississippi et la Louisiane. Mais cette immense région de 8 millions de km2 diffère grandement des États que nous connaissons, car elle va de la région des Grands Lacs au golfe du Mexique. En 1763, la France cède à la Grande-Bretagne ses territoires à l’est du Mississippi (dont le site d’Hernando), qui deviendront ensuite américains. Selon un principe courant à l’époque, dans le cadre du traité de Pontotoc du 20 octobre 1832, les Chickasaws sont forcés de céder leurs terres. Les colons fondent une première ville du nom de Jefferson en 1832, puis quatre ans plus tard le comté de DeSoto, en référence au conquistador espagnol. En 1837, Jefferson devient Hernando et le siège du comté. Parmi les premiers occupants figure hélas Nathan Bedford Forrest (1821-1877), qui s’associe en 1841 avec son oncle Jonathan. Après la mort de ce dernier en 1845, Nathan Bedford Forrest sera marchand d’esclaves, général dans l’armée sudiste pendant la guerre de Sécession, notamment lors du massacre de Fort Pillow (4), enfin membre du Ku Klux Klan dont il deviendra le premier Grand Sorcier (Grand Wizard) en 1867…

Hernando se développe au début des années 1850, d’abord avec la construction en 1852 d’un réseau depuis Memphis de plank roads, des routes à péages faites de planches qui ont l’avantage d’éviter la poussière et le terrain cahoteux ou boueux des itinéraires classiques. La portion du tracé de la Highway 51 (3), chantée par bien des bluesmen dont Curtis Jones et Tommy McClennan, mais aussi par Bob Dylan, qui relie Nesbit, aujourd’hui faubourg nord d’Hernando, à Memphis, reprend celui d’une de ces plank roads. Quatre ans plus tard, le 22 avril 1856, la ville est desservie pour la première fois par le train. Toutefois, si la population du comté de DeSoto triple entre 1840 et 1860 pour atteindre 23 000 habitants (à peu près équivalente à celle de Memphis) à la veille de la guerre de Sécession, l’évolution démographique d’Hernando est bien plus lente. Sa population baisse même après le conflit, passant de 730 habitants en 1870 à 600 à 1910, une tendance très rare à l’époque mais qui s’explique : au nord du comté, les villes de Horn Lake et de Southaven, aux portes de Memphis, concentrent le plus grand nombre d’habitants.

Mais la déforestation rapide du Delta favorise le développement de grandes plantations, principalement de coton, qui nécessitent une main-d’œuvre conséquente majoritairement constituée d’Afro-Américains qui « montent » du sud vers le nord. Et la situation d’Hernando sur un axe central et la proximité de Memphis lui permettent ainsi de connaître une activité musicale significative au tournant des XIXe et XXe siècle, avec des spectacles itinérants comme des minstrels shows et medicine shows qui passent par la ville. Nous savons désormais que nombre de pionniers du blues ont débuté dans ce cadre, mais la concentration de bluesmen notables nés ou ayant vécu près de Hernando est assez étonnante par rapport à d’autres zones du Mississippi et même du Delta. Le 6 juin 1966, James Meredith, premier Afro-Américain admis en 1962 à l’université du Mississippi (Ole Miss à Oxford) et militant des droits civiques, parti de Memphis pour une marche pacifique, est blessé par balles par un suprémaciste blanc. Mais je vous propose maintenant de nous arrêter sur les principales figures du blues de la région, avec une sélection de chansons en écoute.

– Jim Jackson (1876-1933), chanteur-guitariste né à Hernando. Son année de naissance en fait un des plus anciens bluesmen auteurs d’enregistrements, et un de ceux qui ont appris (et dès lors façonné) le blues au moment de sa genèse dans les années 1880 et 1890. Membre de medicine shows puis actif sur Beale Street dans les années 1910, il a influencé les créateurs du blues de Memphis. Très prolifique, il nous laisse soixante-deux faces gravées entre 1927 et 1930. Voici Jim Jackson’s Kansas City blues parts 1 & 2 (1927) et I hear the voice of a pork chop (1928).
– Robert Wilkins (1895-1987), chanteur-guitariste né à Hernando ou Nesbit. Le « révérend » Robert Wilkins, à l’aise dans le Country Blues puis le Sacred Blues, est un des principaux fondateurs du blues de Memphis, en outre redécouvert pour une seconde (et brillante) carrière dans les années 1960. Voici Old Jim Canan’s (1935) et The prodigal son (1964), qui fit les beaux jours des Rolling Stones…

– Dan Sane (1892-1965), guitariste né à Hernando. Avec le chanteur-guitariste Frank Stokes (né en 1877 à Whitehaven, une quinzaine de kilomètres au nord de Hernando), il a formé dans les années 1920 le duo The Beale Street Sheiks, et tous deux sont considérés comme les fondateurs du blues de Memphis. Voici Mr. Crump don’t like it (1927) et Rockin’ on the hill blues (1929).
– Gus Cannon (1884-1979), chanteur et multi-instrumentiste né à Red Banks, trente kilomètres à l’est de Hernando et mort à Nesbit. Après avoir joué dans le jug band de Jim Guffin, il se produit avec Jim Jackson à Memphis, enregistre en solo sous le nom de Banjo Joe en 1927 puis fonde l’année suivante les Cannon’s Jug Stompers, la formation la plus populaire de la ville à l’époque avec le Memphis Jug Band. Voici Poor boy, long ways from home (1927) et Noah’s Blues (1928).
– Elijah Avery (1886-1951), chanteur, guitariste et banjoïste né à Hernando. Également membre des Cannon’s Jug Stompers. Voici Viola Lee blues (1928) et Cairo rag (1928).

Les trois bluesmen qui suivent ne sont pas nés au XIXe siècle et ne font donc pas partie des pionniers, mais ils ont joué un rôle notable à Hernando.
– Garfield Akers (1908-1959), chanteur-guitariste mort à Hernando. Auteur en tout et pour tout de quatre faces remarquables en 1930, dont deux avec Joe Calicott, originaire de Nesbit. Voici Dough roller blues et Jumpin’ and shoutin’ blues.
– Earl Bell (1912 ou 1914-1977), chanteur-guitariste né à Hernando. J’ai consacré un portrait à cet artiste dans mon article du 19 février 2025. Bien qu’il ait fréquente d’autres bluesmen de la région dans les années 1930, il n’a pas enregistré avant le Blues Revival des sixties. Voici une vidéo de 1967 réalisée par le musicologue George Mitchell.
– George « Mojo » Buford (1929-2011), chanteur-harmoniciste né à Hernando. Il fut l’harmoniciste de Muddy Waters de 1959 à 1962 avant de mener une carrière solo à Minneapolis, Minnesota. Voici Don’t go no farther (1979) et Mo’s boogie (1998).

(1). Parfois appelée improprement Highway 55, mais l’interstate désigne une autoroute inter-États, plus importante qu’une highway qui équivaut à une nationale.
(2). D’après A Narrative of the expedition of Hernando de Soto into Florida par A Gentleman of Elvas (Evora, 1557), traduit en 1609 par Richard Hakluyt. La valeur paraît exagérée, mais à l’époque, la largeur du Mississippi approchait peut-être effectivement les deux kilomètres, surtout en mai, période de hautes eaux.
(3). Entre La Nouvelle-Orléans et Memphis, la Highway 51 (construite en 1926) et l’Interstate 55 (1957), suivent le même parcours parallèle et traversent Hernando. La 51 poursuit ensuite plein nord jusqu’à Hurley, Wisconsin, pendant que la 55 mène donc à Chicago.(4). Environ 60 km au nord de Memphis, Fort Pillow est tenu par 600 hommes de l’Union (nordistes) dont la moitié sont d’anciens esclaves. Le 12 avril 1864, les troupes sudistes commandées par Nathan Bedford Forrestencerclent le fort. Les nordistes refusent de se rendre et espèrent pouvoir fuir par le Mississippi. Forrest ordonne l’assaut et 300 des occupants sont abattus, les deux tiers étant des Noirs. Les sudistes font preuve d’une extrême brutalité, abattent dans le dos les soldats en fuite, achèvent les blessés quand ils ne les brûlent pas vifs, d’où le nom de massacre de Fort Pillow pour qualifier cet épisode sanglant.
(4). Environ 60 km au nord de Memphis, Fort Pillow est tenu par 600 hommes de l’Union (nordistes) dont la moitié sont d’anciens esclaves. Le 12 avril 1864, les troupes sudistes commandées par Nathan Bedford Forrest encerclent le fort. Les nordistes refusent de se rendre et espèrent pouvoir fuir par le Mississippi. Forrest ordonne l’assaut et 300 des occupants sont abattus, les deux tiers étant des Noirs. Les sudistes font preuve d’une extrême brutalité, abattent dans le dos les soldats en fuite, achèvent les blessés quand ils ne les brûlent pas vifs, d’où le nom de massacre de Fort Pillow pour qualifier cet épisode sanglant.
