
Aucune actualité ne supplante aujourd’hui cette nouvelle dans notre domaine : Soul Bag va cesser de paraître en version papier. Mais Soul Bag n’est pas mort. Le titre de la publication sur la page Facebook est pourtant brutal : « L’arrêt du magazine ». Du moins, dans sa version papier. Bien sûr, en tant que membre du conseil d’administration du CLARB (Comité de liaison des amateurs de rhythm & blues), l’association qui gère la revue, je fais partie de celles et ceux qui « savaient » depuis quelques mois. Nous avons eu des réunions, des consultations, des discussions, qui toutes menaient au même constat : aucune solution pérenne face une situation économique désormais intenable. Mais honnêtement, jusqu’à la lecture du communiqué officiel paru aujourd’hui, je ne réalisais pas totalement. Je ressens maintenant combien mon émotion est immense et je sais qu’il est toujours déconseillé d’écrire sous cette « emprise » forcément néfaste…

Mais comment faire autrement ? Soul Bag a changé le cours de mon existence. Il ne s’agit pas de rédiger un hommage, ce qui porte généralement sur une disparition définitive et même le plus souvent sur un décès. Car Soul Bag n’est donc pas mort, j’insiste et j’y reviendrai. Vivre de tels moments nous conduit toujours à remuer le passé. Mais il faut franchir le cap qui consiste à simplement se remémorer de bons souvenirs. Pour analyser et mesurer combien et pourquoi une revue comme Soul Bag a pu exercer une aussi forte influence sur son propre parcours, sur sa propre histoire. Je ne me souviens plus exactement quand j’ai commencé à lire Soul Bag, peut-être dès 1979. Cette année-là, j’ai vu pour la première fois en concert un bluesman américain de renom, Luther Allison. Plusieurs moments du show restent dans ma mémoire, la voix habitée et surpuissante du leader pour moi sous amphés, la gigantesque carcasse de l’organiste Sid Wingfield qui arpentait la scène avec son orgue portatif, une lecture hallucinée de The thrill is gone. Ah bon, c’est ça, le « vrai » blues ? Premier choc.

Suite à cela, toujours en 1979, j’ai acheté la première édition de L’Encyclopédie du blues d’un certain Gérard Herzhaft. À l’époque, mes goûts étaient éclectiques. J’écoutais John McLaughlin, Larry Coryell et Pat Metheny pour leur virtuosité, j’adorais Dire Straits, Creedence, les Doors, Hendrix, Clapton, les Stones, Led Zep, John Mayall, mais aussi Muddy Waters, John Lee Hooker et B.B. King. Gérard m’a ouvert les yeux, comme s’il avait frappé à la porte en disant : « Hé, bonhomme, toute la musique que tu aimes, elle vient du blues. » Ah bon, le blues a une histoire ? Celle des Noirs, de l’esclavage, de la ségrégation ? Lecteur avide, comme je le faisais alors avec tout bouquin qui me passionnait, j’ai lu et relu, appris par cœur les biographies des bluesmen, les titres des chansons, les dates d’enregistrement et de sortie, car quand on est jeune, le temps ne compte pas (encore)… Je n’ai pas tout retenu, et de nos jours Internet m’aide bien ! Mais deuxième choc.

Dans son livre, Gérard citait Soul Bag et Jacques Périn, et je me suis intéressé à sa revue dans les années 1980. J’ai alors acheté quelques numéros mais sans m’abonner. J’appelais aussi de temps en temps Jacques et Jean-Pierre Arniac, qui tenaient le fameux magasin Boogie au 61 rue Louise-Michel à Levallois-Perret, pour des conseils en vue d’acheter des disques. Puis, en 1992, j’ai fondé un modeste fanzine hebdomadaire, Blues Hebdo. Une cinquantaine de numéros sont parus jusqu’en 1993, et suivant le conseil de Jean-Paul Levet (Talkin’ That Talk, notamment), j’en ai envoyé quelques exemplaires à Jacques. Il m’a alors invité à venir le voir si je passais par Levallois, ce qui n’était pas gagné car j’habitais Grenoble. Mais fin 1994 (en voiture de location pour raisons professionnelles !), j’ai pointé mon nez. Je n’oublierai jamais ce moment. Le bureau de Soul Bag se trouvait au premier étage de Boogie. Jacques m’y attendait, entouré de disques, de livres et de revues. Il a poussé vers moi une poignée de CD en m’expliquant en gros ce qu’il attendait de moi : « Voilà, tu écoutes les disques, tu les chroniques, tu les gardes et si ça convient on continue. » Dans la voiture, j’ai glissé le CD « A Brighter Day » du chanteur-guitariste Albert Washington, que j’ai trouvé excellent et auquel j’ai attribué quatre étoiles après l’avoir réécouté une fois rentré chez moi. Ma première chronique pour Soul Bag, qui paraîtra dans le numéro 137. Visiblement, ça convenait et ça n’a plus cessé depuis. Ce fut mon troisième choc. Car oui, c’est ça, Soul Bag. Passion et sincérité.

Certes, j’animais depuis 1981 des émissions sur le blues pour des radios locales, mais là, c’était une autre dimension, j’entrais dans le saint des saints. Je trouverai ensuite bien d’autres prétextes pour revenir à Levallois, où Jacques Périn me donnera notamment accès au siège historique de Soul Bag, situé au 15 rue Trézel. Avec Jacques et son épouse Monique, nous entretiendrons une amitié qui perdure et qui est pour moi une profonde fierté tant ils incarnent des valeurs d’humilité et de générosité. Depuis sa fondation en 1968, Jacques a pourtant fait de Soul Bag une des revues les plus respectées et appréciées dans le monde dans le secteur des musiques afro-américaines. Grâce à lui et sa revue, j’ai pu accéder aux plus grands festivals, côtoyer les meilleurs artistes, auteurs et acteurs qui comptent dans le domaine. D’autres amitiés durables sont nées, je pense bien sûr à Corinne Préteur, l’inaltérable. J’ai pu écrire des dizaines d’articles, en particulier des sujets biographiques et historiques qui me passionnent, et même quelques livres… Enfin, bien entendu, mon propre site n’aurait sans doute pas existé sans l’inspiration de Soul Bag. Pour moi, il y a eu avant et non pas après, mais avec Soul Bag.

Quand Nicolas Teurnier a succédé à Jacques Périn à la rédaction en chef en 2007, il a donné un autre élan à la revue, et il s’est vite avéré que ses options qui étendaient le spectre à des formes musicales plus actuelles étaient judicieuses. Une ligne éditoriale qui trouvera notamment tout son sens quand Soul Bag fera le choix d’être distribué en kiosques. Frédéric Adrian puis Christophe Mourot, à la direction de la publication, valideront ces évolutions nécessaires, même si certaines se traduiront par une ouverture sur des styles qui m’étaient peu familiers, mais sans jamais m’empêcher de m’exprimer alors que ma sensibilité est plus proche des courants dits « historiques ». Tout en répondant aux attentes d’un lectorat varié. Et les plus récents numéros continuent de le démontrer, la diversité des sommaires de Soul Bag n’a probablement pas d’égal dans son genre tout en maintenant un équilibre exemplaire. Nicolas m’a également fait confiance en m’intégrant dans l’équipe des correcteurs de la revue il y a une douzaine d’années, j’ai pu ainsi mesurer toute cette diversité. Il a aussi supporté, et partagé bien malgré lui mais avec une dignité et une patience exemplaires, mes états d’âme et mes errances en une période complexe de ma vie, je lui en suis reconnaissant à jamais. Je ne connais pas tous les collaborateurs, mais grâce à cette autre vision « de l’intérieur » que m’apportait la correction, tous m’ont beaucoup appris.

Et ils continueront, car une fois encore, Soul Bag n’est pas mort. Avec les collaborateurs que vous connaissez, peut-être avec d’autres. Soul Bag n’a que cinquante-sept ans, l’âge de la retraite n’a donc pas sonné. Des réflexions sont actuellement menées en vue d’une formule dématérialisée. L’objectif, tel qu’il est décrit dans le communiqué du jour, ne changera pas : « Porter haut les couleurs des musiques qui nous font vibrer avec la même passion et la même rigueur. » En attendant, il reste deux numéros « papier » à paraître, voir détails pour précommande sur le site à cette adresse. J’ai d’ailleurs un message à transmettre pour conclure cet article. À toutes celles et ceux qui me lisent, ici comme sur mon site, je demande de bien vouloir acheter ces deux derniers numéros « papier » de Soul Bag. Comme s’il s’agissait de célébrer à la fois tout ce qui a été accompli mais également tout ce qui va suivre. Car comme j’aime l’écrire à propos du blues, Soul Bag is here to stay.
Photos : © Soul Bag.
