
Ici, aux Antilles, on aime bien les oignons un peu piquants, un peu acidulés. Ce sont les cives, que l’on appelle aussi oignons péyi. Des petits oignons verts tout mignons que l’on met partout car ils parfument et relèvent les plats. Les cives n’agressent pas le palais, elles le flattent d’abord à petites touches. Mais elles ne lâchent jamais. Elles reviennent toujours, elles pincent, elles aguichent, elles insistent jusqu’à entêter. Mine de rien, les petits oignons verts finissent par exercer une emprise qui génère une dépendance, heureusement sans danger pour la santé. En 1962, de jeunes musiciens inconnus fondent Booker T. & the M.G.’s, qui devient le house band du label Stax à Memphis. Ils enregistrent un instrumental, le croirez-vous, intitulé Green Onions (les oignons verts !), presque accidentellement. Il importe en effet de trouver une chanson qui viendra en face B d’un single pour accompagner Behave Yourself, et qui sort chez Volt, la filiale de Stax. Et ces oignons verts-là, à peine revenus dans l’huile, exhalent vite le meilleur. Grâce à la rythmique agile du bassiste Lewie Steinberg et du batteur Al Jackson Jr., et bien sûr à l’orgue princier de Booker T. Jones (dix-sept ans à l’époque !). Mais aussi grâce, et peut-être surtout, au riff coupant qui révèle le sens insensé du son d’un guitariste déjà magique à vingt ans, Steve Cropper.

Cropper est parti ce 3 décembre 2025 à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, et je pourrais écrire que les petits oignons verts n’auront plus jamais le même goût. Mais réduire la carrière de Cropper à Green Onions, même s’il s’agit d’un chef-d’œuvre, serait terriblement réducteur. Outre Booker T., il a travaillé (guitariste, producteur, arrangeur) avec les plus grands de la soul (William Bell, Sam & Dave, Eddie Floyd, Wilson Pickett, Otis Redding, Percy Sledge, Johnnie Taylor, Carla et Rufus Thomas), mais aussi des artistes et groupes dans bien d’autres genres dont Chicago, Delaney & Bonnie, José Feliciano, Peter Frampton, Richie Havens, Levon Helm, Etta James, Albert King, B.B. King, John Lennon, Aaron Neville, Dolly Parton, Leon Russell, Neil Sedaka, The Staple Singers, Mavis Staples, Ringo Starr, Rod Stewart, Tower of Power, The Manhattan Transfer et… Michel Polnareff ! Sans oublier les Blues Brothers, qu’il accompagna aussi bien sur scène que dans les films. Steve Cropper fut à partir des années 1960 un architecte essentiel de la soul et du Memphis Sound, ce qui englobe également le blues, le R&B, le funk, le gospel et le rock, mais son influence s’exempte de toute mesure.

Steven Lee Cropper naît le 21 octobre 1941 près de Dora, un hameau au sud du Missouri où il grandit dans une ferme. Il est le fils unique de Grace Cropper (née Atkins), institutrice, et d’Hollis Cropper, employé de la compagnie St. Louis-San Francisco Railway. Dans cette région rurale, il entend surtout de la country music et plus particulièrement du bluegrass. À huit ou neuf ans, il commence à s’intéresser à une guitare de marque Gibson que possède son oncle (également pianiste et violoniste), qui l’autorise à gratter les cordes de temps en autre, mais il n’en joue pas vraiment. L’instrument deviendra toutefois une pièce de collection, aujourd’hui conservée au Musicians Hall of Fame and Museum à Nashville. À peu près au même moment, en 1950, sa famille déménage pour Memphis.

Dès lors, il découvre un tout nouvel univers où la musique tient une grande place, en premier lieu le gospel, mais aussi le R&B, le blues, et bien entendu le rock ‘n’ roll qui naît véritablement au début des années 1950. À quatorze ans, Cropper se met sérieusement à la guitare et ses influences sont diverses : Tal Farlow et Billy Butler (jazz), Chuck Berry (rock ‘n’ roll), Jimmy Reed et Bo Diddley (blues), Chet Atkins (country), et surtout Lowman Pauling, le guitariste de la formation de R&B The « 5 » Royales. Depuis la sixième, il connaît Donald « Duck » Dunn (futur bassiste), et avec un autre lycéen, le guitariste Charlie Freeman, il forme The Royal Spades vers 1958. En juin 1961, le groupe change de nom et devient The Mar-Keys pour enregistrer un premier single chez Satellite, un label qui prendra le nom de Stax en septembre de la même année. L’instrumental en face A, Last Night, obtient un succès fulgurant et se classe deuxième des charts R&B et troisième des charts Pop.

Les Mar-Keys participent à des sessions pour Stax, et lors de l’une d’entre elles au début de l’été 1962, Cropper, Booker T. Jones, Lewie Steinberg et Al Jackson Jr. se retrouvent en studio pour accompagner le chanteur-guitariste de rock ‘n’ roll Billy Lee Riley. Mais ce dernier ne se montre pas, et en attendant, les quatre artistes qui n’ont jamais joué ensemble improvisent un bœuf. Jim Stewart, un des fondateurs de Stax, sent qu’il se passe quelque chose et entreprend d’immortaliser le moment. Il en sort donc Behave Yourself puis Green Onions, mais nous connaissons la suite de l’histoire. Le groupe prend le nom de Booker T. & the M.G.’s, et alors que la ségrégation est encore effective, il comprend deux Noirs (Jones et Jackson) et deux Blancs (Steinberg et Cropper). Parallèlement, Steve Cropper intervient comme producteur et arrangeur et prend de l’importance dans le staff de Stax. Il se voit confier la direction artistique du label à partir de 1964, pendant que Donald « Duck » Dunn remplace Lewie Steinberg l’année suivante au sein de Booker T. & the M.G.’s, et la formation accompagne à peu près tous les artistes engagés par Stax dans les années 1960 (voir liste plus haut).

Mais Steve Cropper a décidément de multiples talents et se révèle aussi en parolier avisé. Il est ainsi coauteur de plusieurs classiques de la soul : Mr. Pitiful en 1964 avec Otis Redding, See Saw en 1965 avec Don Covay, 634-5789 en 1965 avec Eddie Floyd pour Wilson Pickett, In the Midnight Hour en 1965 avec Wilson Pickett, Knock on Wood en 1966 avec Eddie Floyd, (Sittin’ On) The Dock of the Bay en 1967 avec Otis Redding. Cropper est présent sur les six albums enregistrés par Redding entre 1964 et 1967, et même sur un septième sorti à titre posthume en 1968, « The Dock of the Bay ». Producteur, arrangeur, compositeur, plus ponctuellement chanteur, Cropper se distingue évidemment aussi par son jeu de guitare économique mais incomparable et efficace, basé en rythmique sur des riffs tranchants et en solo sur des notes précises qui font mouche, avec une gestion des silences qui est aussi sa marque. En 1969, il produit, arrange et enregistre son premier album, entièrement instrumental mais très réussi, « With a Little Help from My Friends » (Volt). Il est suivi la même année de « Jammed Together » (Stax), qu’il partage avec Albert King et Pops Staples.

Tout en continuant de sortir des albums avec Booker T. & the M.G.’s, Steve Cropper quitte Stax en 1970, et s’il n’enregistre pas sous son seul nom durant la décennie, il fait partie des musiciens les plus demandés et multiplie les collaborations. En 1978, alors qu’il figure au sein des RCO All-Stars du chanteur et multi-instrumentiste Levon Helm, il est approché par le chanteur « Joliet » Jake Blues aka John Belushi et le chanteur-harmoniciste Elwood Blues aka Dan Aykroyd, qui viennent de fonder les Blues Brothers. Cropper, alors surnommé « Le Colonel », apparaît sur le premier album du groupe, « Briefcase Full of Blues », enregistré en public le 9 septembre 1978 pour Atlantic, en compagnie de Matt « Guitar » Murphy, Donald « Duck » Dunn, Lou Marini… Deux ans plus tard, on retrouve tous ces artistes (et bien d’autres !) dans le film culte de John Landis, The Blues Brothers. Sans délaisser sa carrière personnelle, Cropper restera membre des Blues Brothers, et il sera présent dans une suite du film en 1998, Blues Brothers 2000, toujours réalisée par John Landis.

Il serait fastidieux d’énumérer les artistes avec lesquels Steve Cropper a travaillé dans les années 2000, et il est resté actif jusqu’à la fin. Sous son nom, il a sorti à partir de 2008 sept nouveaux albums dont le dernier, « Friendlytown », en 2024 chez Provogue, avec notamment Billy Gibbons. Bien entendu, je conclus cet article avec une sélection de dix morceaux en écoute de la part de cette figure centrale qui a marqué la musique populaire américaine durant six décennies.
– Last Night en 1961 par The Mar-Keys.
– Green Onions en 1962 par Booker T. & the M.G.’s.
– 634-5789 en 1965 par Wilson Pickett.
– (Sittin’ On) The Dock of the Bay en 1967 par Otis Redding.
– Crop-Dustin’ en 1969 par Steve Cropper.
– Tupelo en 1969 par Pops Staples.
– Soul Man en 1978 par les Blues Brothers.
– Cuttin’ It Close en 2008 par Steve Cropper et Felix Cavaliere.
– Think en 2011 par Steve Cropper.
– You Can’t Refuse en 2024 par Steve Cropper et Tim Montana.

