Johnny « Daddy Stove Pipe » Watson, mort un 1er novembre

Dans le studio Gennett en 1924. © : Stefan Wirz.

L’histoire est connue et relatée dans mes articles du 10 septembre 2022 et du 11 avril 2024 : les premiers blues ruraux, réalisés par des chanteurs qui s’accompagnent eux-mêmes avec d’autres instruments comme la guitare, l’harmonica, le kazoo et le banjo, datent de 1924 (1). Ed Andrews fut le premier fin mars ou début avril, suivi de Johnny « Daddy Stove Pipe » Watson le 10 mai, Samuel Chambers « Stovepipe No. 1 » Jones le 19 août (2) et Papa Charlie Jackson probablement en août. Vous le constatez, nous avons affaire à deux bluesmen différents utilisant le pseudonyme Stove Pipe/Stovepipe, qui ne se connaissaient sans doute pas au moment de leurs enregistrements pionniers de 1924. Et celui qui nous intéresse complétait son pseudo avec Daddy… Quant à savoir s’il faut écrire Stove Pipe ou Stovepipe, on trouve les deux graphies. J’ai simplement choisi Stove Pipe en deux mots car c’est l’option retenue par le label Gennett sur ses disques initiaux.

© : Discogs.

Johnny Watson est né le 12 avril 1867 sur les rives du golfe du Mexique au sud de l’Alabama, à Mobile, fondée en 1702 par des colons français qui en firent la première capitale de la Louisiane française sur un site alors baptisé fort Louis de la Louisiane (ou de la Mobile). C’est donc bien sûr la plus ancienne ville de l’État. Et, étonnante coïncidence, du fait de sa date de naissance en 1867, Stovepipe est sans doute le plus ancien bluesman qui ait été enregistré. Papa Charlie Jackson et Stovepipe No. 1, cités plus haut et qui gravèrent aussi leurs faces en 1924, sont nés en 1887 et 1890, au moins vingt ans plus tard, tout comme Charlie Patton, le « père fondateur du Delta Blues »… Même si nous ignorons tout de ses premières années, il est ainsi très probable que Watson ait été au contact dès les années 1880 de différentes traditions musicales primitives dont certaines composantes se retrouveront ensuite dans le blues.

Le groupe de Daddy Stove Pipe (deuxième en partant de la droite) sur Maxwell Street en 1948. © : The Real Blues Forum.

Ceci dit, on trouve d’abord sa trace à la toute fin du XIXe siècle dans une formation de musique mariachi au Mexique, dans laquelle il tient la guitare 12-cordes ! Mais il tourne aussi avec des troupes itinérantes, medicine et minstrels shows, en particulier au sein de la plus connue, les Rabbit Foot Minstrels. À l’instar d’autres pionniers du blues, il se forme certainement à cette musique dans ces circonstances. Ses pérégrinations le mènent au début des années 1920 à Chicago où il se produit sur Maxwell Street, dans une formule one-man band en chantant et jouant de la guitare, de l’harmonica et d’une batterie rudimentaire. Curieusement accoutré, il est notamment coiffé d’un magnifique couvre-chef spectaculaire qui lui vaut son surnom, stovepipe se traduisant en effet par chapeau haut de forme.

© : Stefan Wirz.

Le 10 mai 1924, il apparaît cette fois à Richmond dans l’Indiana, où il enregistre deux chansons pour Gennett, Sundown blues et Stove Pipe blues, et une troisième qui restera inédite, Tidewater blues, sur lesquelles il s’accompagne à la guitare et à l’harmonica. C’est une musique très archaïque qui emprunte à l’old-time music, au string band et au jug band, du « pré-blues » en quelque sorte. Selon une manchette de presse publiée le 5 août 1924 à Shelbyville, Kentucky, et reproduite par Stefan Wirz dans sa discographie de Daddy Stove Pipe, ce dernier a été découvert par Mrs. Lyons de la Caldwell-Lyons Phonograph Company, qui distribue Gennett Records tout en revendant les disques en magasin. On lit ensuite : « Stovepipe est venu un jour au magasin avec une guitare et a demandé un harmonica, assurant qu’il jouait des deux instruments, et après un essai, on s’est entendus avec Gennett Laboratories pour qu’il fasse un disque. Avant son entrée dans le monde de l’enregistrement, Stovepipe jouait pour un faux docteur afin d’attirer les gens en nombre pendant que le charlatan vendait ses produits. Stovepipe a un style qui lui est propre et son premier disque fait l’objet d’une très forte demande partout dans le Sud. »

Sur Maxwell Street en novembre 1959. © : Clarence W. Hines / Chicago Historical Society.

Il est rarissime de disposer d’un témoignage aussi précis sur les conditions d’une séance inaugurale d’enregistrement d’un bluesman de l’époque. Cette coupure nous apprend d’autres choses. Tout d’abord, le style de Daddy Stove Pipe était alors très abouti, ce qui est somme toute logique car il avait cinquante-sept ans en 1924. Ces quelques lignes confirment ensuite que Daddy Stove Pipe est bien passé par les medicine shows, et surtout que le registre dans lequel il s’exprimait était très apprécié dans le Sud. Ce dernier point est essentiel, car jusque-là, les disques de blues rural n’existaient pour ainsi dire pas car Daddy Stove Pipe fut seulement le deuxième à en réaliser, et seulement un mois après le premier (Ed Andrews)… Pas sûr toutefois que leur auteur en ait réellement profité, d’autant que le label n’a pas dû presser beaucoup d’exemplaires. Le 16 juillet 1927, Gennett donnera une nouvelle chance à l’artiste qui gravera deux chansons avec Whistlin’ Pete (qui siffle, donc !) et un joueur inconnu de jug, Tuxedo blues et Black snake blues. Pour être complets, signalons que le label Champion sortira aussi le single, mais Daddy Stove Pipe apparaît alors en tant que Sunny Jim !

Sur Maxwell Street en 1960. © : Paul Oliver.

Les 21 et 22 octobre 1931, cette fois pour Vocalion, Daddy Stove Pipe enregistre six chansons avec sa femme Sarah Watson (chant, jug), qui se produit sous le nom de Mississippi Sarah, et qui signe aussi un single en leader. Le couple, qui vit alors à Greenville, Mississippi, grave quatre dernières faces le 26 février 1935, dont un morceau intitulé ’35 depression. Nous connaissons les conséquences de la Grande Dépression sur l’industrie musicale en général et le blues en particulier, mais Daddy Stove Pipe doit également faire face à un drame personnel, sa femme décède en effet en 1937. Désormais âgé de soixante-dix ans, il décide néanmoins de reprendre la route, joue avec des artistes cadiens et de zydeco en Louisiane et au Texas, et retourne même un temps au Mexique. Mais en 1948, il revient sur Maxwell Street à Chicago où il se produit comme auparavant. En juillet 1960, Björn Englund et Donald R. Hill, avec l’aide de Paul Oliver, n’ont aucun mal à dénicher l’artiste qui est une figure des lieux. À quatre-vingt-treize ans, il enregistre quatre chansons sur lesquelles il démontre une belle verve. Il continuera de se produire dans les rues et s’éteindra à quatre-vingt-seize ans le 1er novembre 1963, il y a tout juste soixante-deux ans. Bien plus qu’un personnage pittoresque, Daddy Stove Pipe occupe une place unique dans l’histoire du blues, et on peut considérer qu’il fait office de « chaînon manquant »…

Sur Maxwell Street en 1963. © : George Mitchell.

Voici maintenant dix chansons en écoute.
Sundown blues en 1924.
Stove Pipe blues en 1924.
Tuxedo blues en 1927 avec Whistlin’ Pete.
Black snake blues en 1927 avec Whistlin Pete.
Burleskin’ blues en 1931 avec Mississippi Sarah.
Do you love him? en 1931 avec Mississippi Sarah.
The spasm en 1935 avec Mississippi Sarah.
’35 depression en 1935 avec Mississippi Sarah.
South of the border en 1960.
The monkey and the baboon en 1960.
(1). En octobre et novembre 2023, Sylvester Weaver, né à Louisville, Kentucky, a gravé deux instrumentaux et deux titres avec Sara Martin, une chanteuse urbaine de blues classique. Mais il était toutefois ancré dans le blues rural dont il est un précurseur.
(2). Jones a aussi gravé des faces le 16 mai et le 18 août 1924, mais elles n’ont pas été commercialisées. Et dans tous les cas de figure, ce Stovepipe (en un mot) a enregistré après « l’autre » (en deux mots)…

Au Fickle Pickle à Chicago, juin 1963. © : Raeburn Flerlage / Stefan Wirz.