
Si les premiers disques de jazz et de blues datent respectivement de 1917 et 1920, nous savons qu’il existe des enregistrements très antérieurs de negro spirituals, qui nous ramènent aux années 1890. À l’époque, on trouve déjà des groupes vocaux de spirituals, et parmi les plus célèbres, les Fisk Jubilee Singers tournent depuis 1871 dans tous les États-Unis, au point d’être invités à la Maison Blanche par le président Ulysses S. Grant en mars 1872 ! Logiquement, ces formations seront les premières à enregistrer quelque vingt ans plus tard de la musique afro-américaine, comme je l’évoque dans mon article du 30 mai 2024. Mais les moyens d’enregistrement restent encore à inventer. Ce sera fait avec Thomas Edison et son phonographe en 1877 puis Emil Berliner et son gramophone dix ans plus tard. En attendant, les pionniers des spirituals se produisent dans le cadre de spectacles itinérants comme les minstrel shows. Hélas, dans ce cadre, de pseudo-artistes (sic) blancs leur volent souvent la vedette pour se moquer des Afro-Américains en se grimant en Noirs, les blackface.

Quand vient le temps des enregistrements, les cylindres du phonographe sont d’abord bien plus répandus que les disques monofaces du gramophone. On doit les premiers enregistrements de musique à des compositeurs classiques et/ou lyriques : l’Anglais Arthur Sullivan en 1888, l’Allemand Johannes Brahms en 1889, les Russes Anton Rubinstein et Piotr Ilitch Tchaïkovski en 1890… Mais les Afro-Américains ne sont pas en reste. George Washington Johnson enregistre dès 1890, entre janvier en juin, et peut-être même bien avant, mais dans un registre un peu à l’écart de l’objet de ce site (1). À peu près au même moment, un duo de banjoïstes, les Bohee Brothers, et la Jubilee Coloured Concert Company of New York, seraient aussi passés en studio, mais si la réalité des sessions n’est pas remise en cause, nous n’avons aucune trace de ces enregistrements. En revanche, le 19 décembre 1890, le Unique Quartet devient bien le premier groupe de spirituals auteur de chansons (sur cylindres), réalisés pour la New York Phonograph Company (2). Ces enregistrements sont avérés et les chanteurs identifiés, même si on ne connaît ni leur nombre ni les titres des morceaux, là encore faute d’avoir retrouvé les cylindres.

Les premiers enregistrements disponibles de spirituals sont également dus au Unique Quartet, probablement en novembre 1893 chez Edison, puis au Standard Quartet l’année suivante (mon article du 22 juillet 2024). Jusqu’à la fin de la décennie, les noms de ces deux formations, avec celui de George Washington Johnson, alors très populaire, reviennent le plus souvent dans les enregistrements d’alors. Mais le 29 octobre 1902, il y a tout juste 123 ans, un double événement historique va se produire. Le Dinwiddie Quartet, fondé quatre ans plus tôt, grave trois faces sous le nom du Dinwiddie Colored Quartet, Down on the old camp ground, Poor mourner et Steal away. Il s’agit bien de faces car ces chansons n’ont pas été gravées sur cylindres mais sur disques (monofaces), et ce pour la première fois s’agissant d’un groupe de spirituals. Mais ce n’est pas tout, ces titres sont également les premiers commercialisés par un des plus importants labels du temps, Victor Records (3), en version longue Victor Talking Machine Company, fondé en 1901. Pour conclure, il importe de citer les chanteurs du Dinwiddie Colored Quartet, quand même les principaux acteurs de cette séance historique (deux basses et deux ténors) : Harry B. Cruder, J. Clarence Meredith, Sterling Rex et J. Mantell Thomas.

(1). L’Afro-Américain George Washington Johnson aurait gravé des chansons entre 1877 (l’année de l’invention du phonographe d’Edison !) et 1880, ce qui serait une première pour un humain. Non seulement ses cylindres initiaux ne nous sont pas parvenus, mais Washington interprétait des coon songs (mon article du 14 décembre 2022), qui n’ont pas réellement influencé le blues, le gospel ou le jazz.
(2). Lire mon article et écouter mon émission sur YouTube « Les Temps du Blues » du 19 décembre 2018.
(3). Lire mon article et écouter mon émission sur YouTube « Les Temps du Blues » du 16 juin 2019.

