
Dans le blues, le nom « Shines » évoque ce qu’il y a de meilleur. On le doit à Johnny Shines (1915-1992), formidable bluesman et parfaite incarnation du Delta Blues. Ce que l’on sait moins, c’est que Johnny Shines était le père d’une fille (unique) née en 1966, Carroline Shines, elle-même excellente chanteuse. Mais Carroline s’est consacrée à ses enfants avant de donner plus de place à la musique, qu’elle enseigne également dans les écoles. Dès lors, elle est méconnue en Europe, et il aura même fallu attendre cette année 2025 pour qu’elle vienne sur le Vieux Continent, en l’occurrence en France. Elle s’est en effet produite du 7 au 10 août à la Maison du Blues puis le 15 août dans le cadre du festival Blues en Loire.

Et c’est bien grâce à Jacques Garcia de la Maison du Blues que nous devons la venue de Carroline Shines, qui s’est rendu à plusieurs reprises dans l’Alabama, où vit la chanteuse depuis 1969. En effet, Johnny Shines, natif de Frayser (et non Frazier comme parfois orthographié par erreur), aujourd’hui un quartier nord de Memphis, Tennessee, a vécu à Chicago (ville natale de Carroline), puis s’est installé à Tuscaloosa, Alabama, où sa fille vit toujours. Mais la relation de Jacques avec la famille Shines ne date pas d’hier. Dès 1989, il joua un rôle important dans l’organisation de la tournée française de Johnny Shines, alors accompagné de David Evans. Qu’il en soit remercié car ce fut pour moi l’occasion d’interviewer cet immense bluesman, qui fait partie de mes idoles, lors de son passage à Grenoble. Un moment très émouvant dont j’ai gardé des souvenirs très précis… Jacques a réalisé en août dernier une interview de Carroline Shines, et quand il m’a demandé si j’étais intéressé pour la publier sur ce site, je n’ai évidemment pas hésité ! Je lui passe donc le relais pour une évocation de la genèse du projet, suivie de l’interview proprement dite.

INTERVIEW DE CARROLINE SHINES PAR JACQUES GARCIA
En introduction, je voulais resituer le contexte dans lequel Carroline Shines est venue pour la première fois en Europe en août 2025, pour donner quatre concerts à la Maison du Blues, suivis d’un autre en tête d’affiche au festival de La Charité-sur-Loire. Mes premiers contacts avec l’Alabama correspondent à l’organisation de la tournée de Johnny Shines en 1989 avec Jean-Luc Suarez et Rhésus Blues Productions. Johnny Shines fut un bluesman légendaire qui accompagna Robert Johnson et laissa un témoignage important sur le mythique bluesman. Johnny avait déjà subi une attaque cérébrale [en 1980] qui l’avait partiellement paralysé, ce qui le handicapait à la guitare, mais David Evans le suppléait. En revanche, sa voix avait gardé cette authenticité qui marquera sa carrière comme son jeu de slide. Cette rencontre fut un fait marquant de ma vie, notamment ce repas pris ensemble chez nous.

Le deuxième fait marquant fut la découverte de l’existence de Willie King (1) par un article de presse. Il était évident que je devais rencontrer ce personnage hors du commun. Notre première rencontre se fera chez lui sur Old Memphis Road près d’Aliceville, Alabama, en avril 2006. Puis il viendra au Cognac Blues Passions en 2006 et 2008. Les musiciens qui accompagnaient Willie comprenaient Debbie Bond et Rick Asherson. Après la mort de King, nos différentes rencontres aux États-Unis et en Europe vont nous rapprocher et favoriser notre rencontre il y a trois ans avec Carroline Shines. Nous évoquerons alors le projet de la faire venir en Europe. Entre-temps, nous ferons l’acquisition de la guitare de Johnny Shines présente au Musée européen du Blues. Ce n’est pas facile de monter un tel projet tout en étant très actifs avec la Maison du Blues, mais la décision fut prise l’année dernière d’organiser sa venue en France. Le projet de tournée fut pensé avec le groupe de Fred Brousse qui avait de l’expérience en la matière, mais malheureusement de sérieux problèmes de santé (2) vont l’empêcher d’accompagner Carroline. Finalement, Pascal Delmas relèvera le défi, avec son band avec la réussite que l’on sait.

Ta famille vient de l’Alabama, tes parents sont nés là, ils étaient impliqués dans la musique, ils t’ont encouragée ?
Mon père est né à Frayser, Tennessee, et ma mère à Sawyerville [près de Tuscaloosa], Alabama. Je suis fille unique. Ma mère a chanté dans quelques groupes de gospel, et j’ai passé beaucoup de temps à l’église avec ma mère. Quant à mon père, il était à la fois très aimant et très strict.
Tu es née à Chicago, pourquoi ta famille s’y trouvait-elle à cette époque, puisque vous veniez de l’Alabama ?
Nous avons déménagé à Tuscaloosa en avril 1969, j’avais une sœur aînée (3) qui est morte en donnant naissance à son onzième enfant, alors nous avons déménagé dans le sud parce que ma mère avait de la famille ici et pouvait aider avec les dix enfants qu’elle laissait à mes parents pour les élever. J’avais alors trois ans et je ne suis jamais allée ailleurs.
Que sais-tu de la carrière de ton père, avais-tu conscience qu’il était une légende de l’histoire du blues ?
Je ne comprenais pas ce que faisait mon père jusqu’à ce que je sois devenue plus âgée, il était juste mon papa. Je n’ai jamais su à quel point il était célèbre jusqu’à ce que je devienne adulte. Je savais simplement qu’il faisait carrière dans la musique. Après sa mort, j’ai lu des articles à son sujet et entendu des gens parler de lui.

Ton père t’a raconté sa rencontre avec Robert Johnson et comment se passait leurs déplacements ?
La seule chose dont je me souviens qu’il ait dite à propos de M. Johnson, c’est qu’il aimait les dames et que son jeu était unique en son genre, sa musique était vraiment magique.
Tu avais quel âge au moment du décès ton père ?
J’avais vingt-six ans et j’étais mère de trois enfants.
Quelle est ta chanson préférée de ton père ?
You’re the one I love.
Tu as dû voir pas mal de bluesmen chez toi, lesquels t’ont le plus marquée ?
B.B. King qui était mon parrain, Johnnie Taylor, Willie Dixon, Robert Lockwood Jr. et Bobby « Blue » Bland.
Ces dernières années tu as monté un festival et une fondation (4) en l’honneur de ton père, comment as-tu procédé et où ?
C’est devenu possible avec l’aide de la ville de Tuscaloosa et en obtenant des sponsors dans toute la commune, et le festival est né en 2018.

Parlons plus de toi maintenant. Tu as vécu dans un environnement musical, comment et quand as-tu commencé à chanter ou à jouer de la musique ?
J’ai commencé à chanter à l’église quand j’avais environ dix ans, puis professionnellement vers vingt ans. Je n’ai jamais eu la chance de chanter avec mon père, mais je le regardais et j’ai grandi dans la musique. [Puis j’ai évolué vers] des spectacles professionnels et des chœurs pour d’autres artistes, et je travaille aussi avec des bluesmen de l’Alabama quand je peux. Pour l’heure je n’ai pas de groupe en tant que tel, mais j’enseigne la musique dans les écoles avec l’Alabama Blues Project. Mais ma plus grande réussite a été de venir jouer en France.
Tu as certainement été prise entre le sentiment de te jeter dans l’inconnu, avec une formation que tu ne connaissais pas, mais aussi heureuse de faire tes premiers concerts en Europe et plus particulièrement en France… Es-tu satisfaite, qu’as-tu pensé du public français
Au début c’était effrayant, mais aussi une expérience inoubliable dans une vie. Mon rêve est de faire plus de musique et de tournées, ce qui me satisfera. [J’ai trouvé] le public français absolument adorable, chaleureux et accueillant, vraiment incroyable !

Quand on voit ce dont tu es capable aujourd’hui sur scène sans une carrière professionnelle derrière toi, ça laisse espérer beaucoup pour le futur. N’es-tu pas déçue de ne pas avoir débuté une carrière plus tôt, aux États-Unis ou à l’international ? Est-ce le bon moment ?
J’ai placé mes enfants avant ma carrière, je les élevais et je n’avais vraiment personne pour m’aider. Mais je donnerai toujours le maximum. C’est juste le bon moment maintenant, selon le vœu de Dieu qui décide du calendrier. Je m’imagine en tournée, en train de faire plus de musique et de répandre l’amour que j’ai pour les gens.
Grâce à ton occupation de la scène, on a immédiatement ressenti une fusion avec tous les musiciens qui t’accompagnaient, comment l’as-tu éprouvé ?
Ils représentaient tout et bien plus que cela, c’était un délice de performer avec eux.
Je te remercie Carroline d’avoir permis avec cette interview de mieux te faire connaître du public et des organisateurs européens. La dizaine de jours passés avec toi et ton formidable mari Fayette fut magique de convivialité et d’amour, tout en prolongeant positivement nos liens avec le blues de l’Alabama. Madame Carroline Shines ne changez pas, restez la formidable chanteuse que vous êtes, la personne professionnelle et attentive aux autres, ces qualités devraient vous ouvrir les portes de la consécration internationale.
C’était un honneur pour moi de venir performer et une expérience que je n’oublierai jamais. Je continuerai toujours d’être moi-même, je ne sais pas faire autrement.
Interview réalisée par Jacques « Black Jack » Garcia le 17 août 2025 à la Maison du Blues à Châtres-sur-Cher (41).
(1). Natif du Mississippi, le chanteur-guitariste Willie King (1943-2009) a passé l’essentiel de son existence dans l’Alabama, où il s’engagea pour les droits civiques et fut une figure du blues local. Reconnu internationalement assez tardivement au début des années 2000, il nous laisse une demi-douzaine d’albums réussis, et apparaît dans des films et documentaires, dont Feel Like Going Home de Martin Scorsese (2003, série « Martin Scorsese Presents the Blues »), connu sous le titre en France Du Mali au Mississippi.
(2). Fred Brousse nous a malheureusement quittés le 6 octobre dernier des suites d’un cancer, à seulement soixante ans.
(3). La mère de Carroline Shines a eu d’autres enfants d’une précédente union.
(4). La Johnny Shines Blues Foundation a été fondée en 2010. Carroline Shines, conjointement avec l’Alabama Blues Project, y mène des actions, notamment pour collecter des fonds qui alimentent les bourses d’études des établissements scolaires de la région.
