Mémoire de blues : American Folk Blues Festival 1962, première en France !

© : Frémeaux & Associés.

En 1962, on connaît certes le blues en France, mais avant cette date les visites de blues(wo)men américain(e)s étaient très ponctuelles. Si on remonte tout juste un siècle en arrière, on relève la présence en 1925 d’Adelaide Hall, qui a tourné en Europe au sein de la revue « Chocolate Kiddies », y compris en France en fin d’année, mais c’était une chanteuse de jazz. En revanche, en 1927, Alberta Hunter est bien la première chanteuse de blues à se produire dans notre pays, même si certaines sources persistent à mentionner que c’était en 1917, ce qui est pourtant impossible (mon article du 1er avril 2024). Il faudra ensuite attendre 1949 pour voir un bluesman d’inspiration rurale sous nos cieux, en l’occurrence Lead Belly. Deux ans plus tard, ce sera le tour de Big Bill Broonzy, qui reviendra plusieurs fois jusqu’en 1957, prenant également le temps d’enregistrer quelques albums en France.

Horst Lippmann et Fritz Rau. © : Zenda.

Le jazz est alors très populaire et ses représentants au programme de festivals qui se multiplient en Europe. De même, le rock ‘n’ roll a le vent en poupe. Le journaliste et auteur allemand Joachim-Ernst Berendt (1922-2000) est un spécialiste. En 1952, il a publié l’édition originale de son livre The Jazz Book, qui sera réédité de nombreuses fois et traduit en français sous le titre Le grand livre du jazz (Éditions du Rocher, 1994). Berendt est aussi un pionnier du jazz à la radio dans son pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et un promoteur d’événements sur cette musique. Partant du principe que le jazz et le rock ‘n’ roll puisent leur inspiration dans le blues, et suite à un voyage en 1960 aux États-Unis où il voit des artistes en action lors du Blues Revival et à Chicago, il imagine un projet pour faire venir sur le Vieux Continent de grands bluesmen pour les faire connaître au public européen et favoriser une reconnaissance plus large de cette musique.

Brownie McGhee, Sonny Terry et John Lee Hooker à Manchester en 1962. © : Brian Smith / Bob Corritore.

Pour cela, il fait appel à deux compatriotes, Horst Lippmann (1927-1997) et Fritz Rau (1930-2013), qui depuis les années 1950 organisent des concerts de jazz dans leur pays. Les deux hommes s’associent, fondent l’agence Lippman + Rau, et en 1962 ils mettent sur pied la première tournée de l’American Folk Blues Festival. Les artistes invités font partie des meilleurs de l’époque : Helen Humes (chant), T-Bone Walker (chant, guitare), John Lee Hooker (chant, guitare), Brownie McGhee (chant, guitare), Sonny Terry (chant, harmonica), Shakey Jake (chant, harmonica), Memphis Slim (chant, piano), Willie Dixon (chant, contrebasse) et Armand « Jump » Jackson (batterie). Il faut y ajouter Davor Kajfes, non annoncé au programme, pianiste natif de Zagreb en Croatie (alors Yougoslavie) mais qui vivra à Stockholm en Suède à partir de 1967.

© : Stefan Wirz.

Les participants donnent leur premier concert le 4 octobre 1962 à Baden-Baden, suivi jusqu’au 18 octobre de quatorze autres en Allemagne et en Suisse, avec deux jours off les 8 et 19 octobre. Le 20 octobre 1962, la tournée de l’American Folk Blues Festival 1962 fait étape pour sa seule date en France à l’Olympia à Paris, ce qui est bien sûr une grande première. La même année, Brunswick réalise une compilation portant sur le concert donné à Hambourg le 18 octobre, et bien d’autres suivront sous différents formats, y compris sur le label L+R Records lancé en 1979 par Lippman et Rau. Certaines proposent des sélections issues de différentes éditions de la tournée. Très récemment, en février 2025, le label français The Lost Recordings a sorti « The Original American Folk Blues Festival (Live in Paris 1962 – Bremen 1963) », un double album vinyle qui reprend pour partie les prestations du 20 octobre 1962 à l’Olympia.

T-Bone Walker à Paris en 1962. © : TSF Jazz.

Mais pour accéder à l’intégrale des concerts de ce même jour, il faut se tourner vers un autre label français, Frémeaux & Associés, qui en 2015 a sorti l’anthologie ultime dans sa collection « Les grands concerts parisiens », intitulée « American Folk Blues Festival Live in Paris 1962 ». L’ensemble est impressionnant, avec trois CD couvrant les deux concerts du 20 octobre 1962 programmés à 18 heures et minuit, 48 chansons (dont les intros par Memphis Slim !), 3 h et 9 min de musique, sans oublier le livret toujours impeccablement documenté. Le lendemain, les artistes se retrouveront à Manchester pour une dernière date. Durant toute la tournée, les artistes ont joué dans des salles combles, et cette ouverture du blues vers l’Europe sera décisive à plusieurs niveaux. En plus d’élargir l’audience du blues (d’autant que nombre de concerts furent filmés et télévisés), la tournée démontrera qu’il s’agit une musique vivante à part entière, pas interprétée par de vieux musiciens au style primitif. Bien entendu, elle sera aussi à l’origine du fameux British Blues Boom, et durant les éditions suivantes, des bluesmen afro-américains et britanniques se produiront et enregistreront de plus en plus souvent ensemble. Un phénomène similaire s’étendra aux États-Unis avec des collaborations toujours plus fréquentes entre artistes noirs et blancs. Chaque année jusqu’en 1970, la tournée reviendra, puis, avec la concurrence d’autres événements du même genre, elle se fera plus irrégulière, avec au final quinze éditions (1962-70, 1972, 1980-83, 1985), mais j’y reviendrai ultérieurement dans un article spécifique.

Joachim-Ernst Berendt. © : Jazz Pages.