Mémoire de blues : Tutwiler, Mississippi, la « découverte » du blues

À Tutwiler le 10 novembre 2010, le panneau et la guitare s’accordent pour indiquer où commence l’histoire du blues. © : Carol M. Highsmith / Library of Congress.

Quand il s’agit de citer le lieu de naissance du blues, le nom de Tutwiler revient souvent, sans doute même le plus souvent. Cette petite ville de quelque 2 400 habitants est bien évidemment située dans le Delta, environ 25 kilomètres au sud-est de Clarksdale. C’est habituel, la localité se trouve sur un axe important, en l’occurrence la Highway 49 (U.S. Route 49 selon la désignation actuelle), et même à l’intersection des deux branches 49W et 49E, qui part de Gulfort à l’extrême sud du Mississippi, pourfend le Delta et s’achève à Piggott, Arkansas, après un parcours de 830 kilomètres. L’anecdote est connue mais je prends toujours plaisir à la conter tant elle importe dans l’histoire du blues : en 1903, le célèbre trompettiste, chef d’orchestre et compositeur W.C. Handy attend en gare de Tutwiler son train qui aura finalement neuf heures de retard ! Alors qu’il somnole, il entend un homme seul sur le quai qui chante et joue de la guitare.

La coupure de presse du Springville Journal relative au lynchage de Dago Pete à Tutwiler en 1900. © : Newpapers.com

Dans son autobiographie Father of the Blues: An Autobiography (Macmillan, 1941), Handy donne des détails sur cette rencontre : « Un Noir maigre et dégingandé avait commencé à gratter une guitare près de moi alors que je dormais. Ses vêtements étaient en lambeaux, ses orteils dépassaient de ses chaussures, son visage reflétait une tristesse qui semblait ancestrale. En jouant, il faisait glisser un canif sur les cordes de sa guitare, selon une technique popularisée par les guitaristes hawaïens qui utilisaient des barrettes en acier. L’effet était inoubliable et sa chanson m’a aussi immédiatement frappé, « Where the Southern Cross the Dog ». Le chanteur a répété le vers trois fois, en s’accompagnant à la guitare pour produire la musique la plus étrange que j’aie jamais entendue. » La formule « Where the Southern Cross the Dog » désigne un croisement de deux lignes ferroviaires à Moorhead, 70 km au sud de Tutwiler (mon article du 7 septembre 2023), la Southern Railway et la Yazoo Delta Road dite Yellow Dog, qui fait partie de l’Illinois Central Railroad qui relie La Nouvelle-Orléans à Chicago. Et la Yellow Dog passe justement à Tutwiler…

La gare de Tutwiler vers 1915. © : Mt. Zion Memorial Fund.

Il n’en faudra pas davantage à Handy pour s’autoproclamer « Father of the Blues », et surtout découvreur de cette musique en cette occasion. Jusque-là, il s’était essentiellement produit au sein de string bands dans des medicine et minstrel shows, puis d’orchestres plus étoffés qui préfigurent le jazz. Peu après (ou peut-être en 1905), cette fois à Cleveland, également dans le Delta, Handy voit d’autres bluesmen, même si on ne les appelle pas encore ainsi, sans doute emmenés par Prince McCoy, dont on sait aujourd’hui qu’il jouait lui aussi une musique aux caractéristiques proches du blues originel. Bien que Handy ait omis de nommer McCoy dans ses écrits, ceci est essentiel et atteste que le blues dans une forme assez aboutie existait déjà une vingtaine d’années avant les premiers enregistrements. Et Handy, connu pour son flair artistique, signera dans les années 1910 plusieurs compositions appelées à devenir des standards du genre, dont Memphis blues (1912), Yellow Dog rag/blues (1913), Saint Louis blues (1914) et Beale Street blues (1917).

Rue en terre à Tutwiler vers 1920. © : Mt. Zion Memorial Fund.

Quant au musicien rencontré à Tutwiler, il restera à jamais inconnu, même si le nom d’Henry Sloan sera toutefois avancé. Né en janvier 1870 dans le comté de Hinds, Mississippi (légèrement au sud du Delta), Sloan, qui n’a jamais enregistré, est surtout connu en tant que premier mentor de Charlie Patton, notamment quand il se trouvait à la plantation Dockery à partir de 1897, comme le relate Robert Palmer dans Deep Blues (Viking, 1981) : « Plusieurs guitaristes vivaient à la plantation Dockery, et au moins l’un d’entre eux, Henry Sloan, jouait une forme de musique très âpre et rythmée, sans doute considérée comme barbare par Bill Patton [le père de Charlie] en comparaison du jeu brûlant mais policé des string bands du sud du Mississippi. Charlie adorait cette nouvelle musique et commença à suivre Sloan partout, pour observer, écouter, apprendre. » Et Palmer d’ajouter plus loin : « Nous en savons certes moins sur Henry Sloan que sûr Charlie Patton. Mais nous savons que Sloan jouait déjà du blues en 1897, ce qui en fait un des premiers bluesmen de l’histoire. »

© : Mark Hilton / The Historical Marker Database.

Ces propos sont éclairants et révèlent que le blues existait en 1903 quand Handy a croisé à Tutwiler son mystérieux musicien, qu’il s’agisse de Sloan ou non. En outre, Tutwiler, Moorhead et Cleveland (dont Dockery est proche) se trouvent dans un rayon de 50 kilomètres. Dès lors, plus que la seule Tutwiler, c’est bien sûr la région environnante qui forme le berceau du blues, en englobant bien d’autres localités dont Ruleville, Drew, Dublin, Vance, Shelby, Duncan, Alligator et bien sûr Clarksdale ! Pour être complet, il convient de mentionner qu’au même moment, certainement en 1902, Ma Rainey aurait pour sa part entendu quelque part dans le Missouri une jeune femme interpréter une chanson bouleversante dans laquelle elle parle de son homme qui vient de la quitter, thème récurrent du blues s’il en est… C’est une preuve de plus que cette musique était connue dès cette époque, mais nous disposons aujourd’hui d’un grand nombre d’éléments concordants qui nous permettent d’affirmer que le blues est plutôt né dans la région de Tutwiler que dans le Missouri.

Tom Dumas. © : Blues Compartido.

Quand W.C. Handy arrive à Tutwiler en 1903, la bourgade n’a que quatre ans d’existence. Elle sera incorporée comme ville en 1905, mais elle doit son nom à Tom Tutwiler, un ingénieur des chemins de fer qui s’était installé sur le site en 1899, et qui favorisera la construction dès l’année suivante d’une gare de triage sur l’Illinois Central Railroad. Le capitaine H.B. Fitch y gère la première épicerie, pendant que sa femme s’occupe de l’école, au deuxième étage de la gare… Tutwiler n’attend pas longtemps pour alimenter la rubrique des faits divers sordides dans un registre inhabituel. Le 7 juin 1900, le Springville Journal rapporte ainsi le lynchage d’un certain Dago Pete, pendu haut et court après avoir agressé la femme d’Allen Duncan, un fermier local. Habituellement, de telles exactions sont commises par des Blancs à l’égard des Noirs. En l’occurrence, il n’en n’est rien : tous les protagonistes de cette triste affaire sont en effet afro-américains ! La coupure du Springville Journal précise même que des Blancs auraient pu s’interposer, mais en s’apercevant que cela concernait des Noirs entre eux, ils choisirent de ne pas le faire…

Willie « Lee » Kizart. © : Stefan Wirz.

Tutwiler se développe surtout grâce au train, puis un déclin s’amorce à partir de 1929, quand la gare de triage est transférée à Clarksdale. Mais par sa situation sur un axe entre le sud rural et les grandes villes du nord, Tutwiler reste très fréquentée par les bluesmen itinérants. Deux des plus grands bluesmen de l’histoire sont nés à Tutwiler ou à proximité, Sonny Boy Williamson II et John Lee Hooker. Impossible en outre d’évoquer Tutwiler sans s’arrêter sur Emmett Till, cet adolescent afro-américain massacré par des Blancs le 28 août 1955 à Drew non loin de là : retrouvée trois jours plus tard, sa dépouille est transférée au funérarium où elle est préparée avant d’être transférée à sa famille à Chicago. Plus près de nous, d’autres natifs de la ville sont moins connus mais méritent la citation, à commencer par le chanteur-violoniste-banjoïste Tom Dumas et le chanteur-guitariste-pianiste Willie « Lee » Kizart (membre des Kings of Rhythm d’Ike Turner sur Rocket 88 en 1951 !), tous deux immortalisés dans les années 1960 par Bill Ferris, voir « Voices of Mississippi – Artists and Musicians Documented by William Ferris » chez Dust-to-Digital. Enfin, de nos jours, de grandes fresques murales retracent toujours l’histoire de la « découverte » du blues par W.C. Handy. Car je veux croire que cette histoire ne s’oubliera jamais.

Fresques murales à Tutwiler. © : Mississippi Delta Top 40.