
Il est impossible d’établir si Bobo Jenkins est mort le 14 ou le 15 août 1984, tant les sources, y compris les plus fiables, varient à ce propos. Mais il importe surtout de s’attarder sur le parcours peu banal de ce chanteur-guitariste qui a marqué la scène blues de Détroit à partir des années 1950, en tant qu’artiste bien sûr mais aussi comme gérant de club, producteur et organisateur de festivals, et qui se serait marié… dix fois ! Il naît John Pickens Jenkins le 7 janvier 1916 à Forkland, une petite bourgade (445 habitants au dernier recensement) à l’ouest de l’Alabama. La ville importante la plus proche est Tuscaloosa à 80 kilomètres, et dans cette région très rurale, les parents de Jenkins sont métayers. Il perd malheureusement son père (mort accidentellement) avant même d’avoir un an, et grandit avec sa mère et un oncle tyrannique. D’après la biographie de Gérard Herzhaft sur son blog « Blue eye », il vit une enfance très difficile, doit travailler dans les champs dès huit ans et il est battu par son oncle.

Dès lors, il n’a pas encore douze ans quand il fugue pour se retrouver à Memphis, et nous devons à nouveau les détails de sa vie d’alors à Herzhaft : « [Il] devient le garçon à tout faire de la pension de famille de Emma Miller, un établissement qui héberge les nombreux Noirs de passage dans la grande cité du coton. Puis il travaille dans une maison close où des orchestres animent les soirées chaudes. C’est là que Bobo s’initie vraiment au blues ! » Peu après, à quatorze ans, il aurait donc épousé la première des dix femmes qu’on lui prête, elle-même âgée de treize ans… Ceci relève peut-être de la légende, mais durant les années qui suivent, il vit de petits boulots et arpente les clubs du Delta où il chante, même si on ignore à quel moment il apprend à jouer de la guitare. Il effectue ensuite son service militaire, et à sa libération en 1944, conscient du manque de débouchés, il prend cette fois la route de Détroit, qu’il ne quittera plus.

Naturellement, dans la Motor City, il œuvre dans le secteur automobile, d’abord pour Packard, gère son propre garage, avant d’être engagé par Chrysler, constructeur pour lequel il travaillera pendant vingt-sept ans. Parallèlement, dans la deuxième moitié des années 1940, il se dédie davantage à la musique, et en plus du chant, il se met sérieusement à la guitare et écrit ses premières chansons. La scène locale étant centrée autour de Hastings Street, Jenkins y rencontre inévitablement les principales figures du blues de la ville, à commencer par John Lee Hooker, qu’il a vu au Harlem Inn, mais aussi Eddie Kirkland et Eddie Burns, ainsi que Joe Von Battle, fondateur en 1948 de J.V.B. Records. En 1952, Jenkins écrit une chanson à caractère politique, Democrat blues, déçu par l’élection de Dwight D. Eisenhower, premier président républicain depuis le démocrate Herbert Hoover, en poste de 1929 à 1933. Le bluesman confirmera ses talents de parolier en bien d’autres occasions.

En 1954, John Lee Hooker favorise une rencontre entre Phil Chess et Jenkins, qui enregistre ainsi son premier single, Democrat blues/Bad luck and trouble, chez Chess, le plus important label de l’époque ! Le disque, même s’il restera sans suite chez Chess, a beaucoup de succès au sein de la communauté noire traditionnellement favorable aux démocrates, et il permet à Jenkins de se faire connaître en tournant abondamment. Joe Von Battle l’enregistre ensuite sur J.V.B. (Decoration day blues, take 1 & 2), mais les faces seront seulement éditées en 1977. Entre 1957 et 1960, le bluesman signe neuf autres morceaux pour Fortune, Boxer et Big Star, ce dernier étant le label qu’il venait de fonder en 1959, dans un studio qu’il a construit de ses propres mains. Il possède aussi un petit club juste à côté de chez lui. Ses activités le privent d’enregistrer beaucoup sous son nom, d’autant qu’il travaille toujours chez Chrysler, mais il contribue déjà au maintien en bonne santé de la scène blues à Détroit.

Mais avec l’avènement de la soul dans le sillage de Motown, le blues a de plus en plus de mal à exister, même s’il ne se décourage pas et parvient à enregistrer quelques artistes locaux dans ce registre, dont James « Little Daddy » Walton, Little Junior Cannady, Chubby Martin et Syl Foreman (source : Fred Reif pour AllMusic). Mieux, en 1970, aidé par des passionnés dont des journalistes (notamment son ami Fred Reif), il est à l’origine du Detroit Blues Festival. Outre Jenkins, la première édition accueille Little Sonny, Mr. Bo, Washboard Willie, Eddie Burns, Boogie Woogie Red… Désormais retraité, Jenkins sort sur son label Big Star deux albums, « The Life of Bobo Jenkins » (1972) et « Here I Am a Fool in Love » (1974, avec une autre chanson politique, Watergate blues). Sa réputation lui vaut de se produire en 1976 à la Smithsonian Institution dans le cadre du bicentenaire de l’indépendance des États-Unis. En 1982, il participe à la tournée européenne de l’American Folk Blues Festival, mais il doit la quitter après son premier concert à cause de problèmes de santé. Bobo Jenkins nous quitte le 14 ou 15 août 1984 des suites d’une longue maladie, à l’âge de soixante-huit ans.

Pour apprécier le blues terrien de Jenkins, qui s’appuie sur une voix de tête un peu traînante et un jeu de guitare concis, voici dix chansons en écoute.
– Democrat blues en 1954.
– Bad luck and trouble en 1954.
– Decoration day blues, take 1 en 1954.
– 10 below zero en 1957.
– Nothing but love en 1959.
– Tell me where you stayed last night en 1960.
– I love that woman en 1972.
– You will never understand en 1972.
– Reelin’ and rockin’ en 1973.
– Watergate blues en 1974.
