
Je vous propose le même exercice d’hier. Alors que la dixième édition du festival de blues à Megève vient à peine de s’achever, voici une nouvelle interview d’un artiste qui s’est produit dans la soirée ce 2 août 2025, réalisée par Corinne Préteur qui est sur place. Il s’agit en l’occurrence de D.K. Harrell. Originaire de Louisiane, ce chanteur-guitariste de 27 ans a déjà pris place parmi les bluesmen les plus remarqués de notre époque avec deux albums plébiscités par la critique, « The Right Man » (Little Village, 2023) et « Talkin’ Heavy » (Alligator), sorti en juin dernier.

INTERVIEW DE D.K. HARRELL
Tu es né en Louisiane, mais comment définirais-tu ta musique, s’agit-il de blues contemporain universel ?
D’une certaine manière, je suppose que mon style est plutôt contemporain, mais il intègre également une bonne part de blues traditionnel. Je dirais qu’il est à la fois nostalgique et frais. C’est un peu comme si on redémarrait une ancienne émission de télévision. On prend quelque chose qui a déjà été fait en y ajoutant du neuf.
Tu n’as que 27 ans, tu fais déjà partie des meilleurs bluesmen en activité et tu as été engagé par Alligator, comment as-tu rencontré le boss du label Bruce Iglauer ?
On a dû se croiser pour la première fois il y a trois ans, pendant l’International Blues Challenge [ndt : à Memphis, où il a terminé troisième avec son groupe Soul Nite], et il avait trouvé que j’avais une bonne présence sur scène. Mais on n’a pas vraiment reparlé ensuite. Je n’étais pas impatient, je n’aime pas harceler les gens. Puis, en 2023, alors que j’étais au programme d’un festival dans le Wisconsin, il m’a contacté pour me dire qu’il voulait assister à mon concert. Malheureusement, sa femme est alors tombée malade, et j’ai donc trouvé logique qu’il passe plus de temps avec elle plutôt que gérer son business. Entre nous, il s’agissait donc d’une relation intermittente. Mais je suis toujours resté positif. Ensuite, après le succès obtenu par mon album « The Right Man » [2e de mon Top 10 des disques de l’année 2023, chronique à cette adresse] chez Little Village, le label de Jim Pugh, il a commencé à sérieusement envisager de me faire signer chez Alligator.

Tu es donc chez Alligator depuis quelques mois, quelles sont les conditions contractuelles ?
Nous avons un protocole. Si j’ai des projets, si je souhaite enregistrer, je dois bien sûr passer par la maison de disques, Alligator Records. C’est logique car ils doivent s’occuper des droits et de tout ce qui relève de cette nature, de la protection des droits d’auteur, et assurer également la promotion pour faire connaître leur disque. Car si je collabore avec un autre label qui veut l’exclusivité et dit qu’Alligator ne peut pas le distribuer, ça peut devenir un problème. Il y a des protocoles et des règles, comme partout, et je respecte ça car c’est un business. Mais Bruce a l’esprit très ouvert, et si ce n’était pas le cas, il n’aurait pu mener Alligator là où il est depuis maintenant 54 ans…
Tu n’es pas encore venu souvent en France, mais qu’aimes-tu dans notre pays ?
Je me suis produit pour la première fois en France au printemps 2024, à Strasbourg lors du festival On the Mississippi, un événement très récent [ndt : fondé en 2023]. Sébastien [Troendlé, pianiste français] s’est très bien occupé de nous.
Mais je me demande si ce festival ne va pas s’arrêter…
D’après les dernières infos que j’ai, la programmation était un peu en retrait cette année, mais je peux me tromper et j’espère que ce festival pourra continuer. Cette première visite fut en tout cas magnifique car nous avons vu une église absolument parfaite, superbe, en plein centre de Strasbourg, elle est très haute…

C’est la cathédrale, c’est différent car elle est gérée par un archevêque, alors que pour une église c’est un prêtre…
Je comprends, c’est logique, je l’ignorais, mais elle est vraiment superbe. J’aime aussi les Français car ma mère est créole, et on parle français dans sa famille. Elle s’appelle Crystal et son nom de famille est Matoir, il y aussi des Lorenz, tous ont des origines françaises…
Et que penses-tu du public français ?
Il est toujours très généreux. J’ai entendu dire que si des Américains essayaient de parler français, ça ne plaisait pas toujours à certaines personnes. Dès lors je me contente de dire merci et bonjour, c’est tout. Je crois que c’est la meilleure chose à faire, des fois, je dis « bon », aussi, mais je ne m’aventure pas plus loin [rires] ! Je ne veux déplaire à personne…
Tu as fait tes débuts discographiques il y a trois ans mais ce n’était pas sur un label ?
Oui, c’était totalement indépendant, autopublié, j’ai fait mes deux premiers singles en 2022. Un musicien du nom de Sam Joyner [ndt : pianiste] avait un studio chez lui à La Nouvelle-Orléans. Je lui ai dit que j’avais écrit deux chansons [Don’t give a damn about my heart et Trying to love you again] et que j’aimerais les enregistrer. Il a pris connaissance des paroles, il a aimé et m’a invité chez lui. Il a pris un batteur, on était seulement tous les trois, le reste s’est fait sur synthétiseurs.

Au fait, quand et comment as-tu acquis ta première guitare et commencé à écrire des chansons ?
Mon grand-père me l’a offerte quand j’avais 11 ou 12 ans, peut-être 13. Du moins je crois, le temps passe si vite ! J’ai écrit ma première chanson à 16 ans, elle s’appelle Why did I wrong the right man?. Elle tombait aussi juste après ma première séparation, oui, à 16 ans… Et Kid Andersen [ndt : producteur de Little Village] a raccourci le titre, elle est devenue The right man. J’ai toujours le carnet de notes sur lequel j’ai écrit cette chanson mais je ne l’ai quand même pas encadré…
Comment s’est passée ta jeunesse ?
J’avais peu d’amis du fait de mon surpoids, et là où je vivais, les gens n’aimaient pas trop les personnes trop lourdes. Et les filles de mon âge me disaient que j’étais laid et d’autres choses de ce genre. Mais la musique est devenue mon amie. Dès lors, dans une certaine mesure, j’aimais plus la musique que les gens. Mais bien entendu, dans le fond, j’ai toujours profondément aimé les gens. Je suis très proche de ma mère qui s’est très bien occupée de moi, contrairement à mon père qui n’a pas été dans ma vie. C’est un alcoolique invétéré, donc on ne s’entend pas très bien. Je dis toutefois aux gens que j’aime toujours mon père mais son comportement me déplaît. J’étais également très proche de mes grands-parents, mais j’ai été essentiellement élevé par ma mère, qui est ma plus grande fan et ma meilleure amie.
On dit que tu as commencé à écouter B.B. King quand tu avais deux ans. Tu l’aimes beaucoup mais ce n’est pas ta seule influence…
J’ai appris à parler avec B.B. King ! Mais j’aime beaucoup écouter Buddy Guy, surtout ce qu’il faisait à ses débuts dès la fin des années 1950 puis dans les sixties. Son jeu était alors très incisif, différent de ce qu’il fera ensuite. Mais c’est aussi parce qu’il a été beaucoup influencé par Guitar Slim et B.B. King. D’ailleurs, j’aime également énormément Guitar Slim…

Et Muddy Waters ?
Euh, j’ai essayé d’apprendre la guitare slide mais j’ai la main trop lourde pour ça ! Mais j’adore Muddy, Howlin’ Wolf, Little Walter, Robert Jr. Lockwood. En fait, j’ai des goûts très étendus en musique, j’aime beaucoup de choses…
Et où trouvais-tu le courage pour ne pas te laisser intimider à l’école ?
Eh bien, j’ai dû grandir vite, si tu vois ce que je veux dire… Mes grands-parents et ma mère voulaient que je sois très mature pour mon âge. Dès lors, quand j’avais 10 ans, je participais à des conversations avec des personnes de 40 ou 50 ans, ce qui n’aurait normalement pas dû arriver. Mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose, je n’ai pas l’impression que l’on m’a volé ma jeunesse, j’ai juste grandi vite. Ils voulaient que je sois capable de prendre soin de moi, et ne pas être comme certains de ces enfants qui m’entouraient.

Et ça marche, tu as 27 ans mais j’ai l’impression de parler à un homme d’au moins 40 ans… Mais au fait, avant de conclure, tu écris beaucoup de chansons ?
Si je prends tous les carnets de notes que je cumule depuis ma jeunesse, j’ai sans doute écrit l’équivalent de 400 chansons, auxquelles s’en ajoutent 150 sur mon téléphone. Je suis toujours en train d’écrire quelque chose, partout. Ainsi, franchement, plusieurs chansons sur mon nouvel album [ndt : « Talkin’ Heavy » chez Alligator] ont été écrites en avion. Je prends mon téléphone, je trouve l’inspiration d’autant que j’ai du temps. Par exemple, pendant un vol de huit heures, tu commences à penser à ta vie au quotidien, à des événements qui te sont arrivés… Et j’écris plus mes chansons sous un angle poétique. Je me consacre aux paroles avant de composer la musique, mais je ne suis pas très bon avec tout ce qui touche aux accords. Ceci dit, j’ai plutôt une bonne oreille, et Kid Andersen, le producteur de mes deux albums, est très fort à ça, et il m’aide beaucoup à la mise en musique de ce que j’entends. On met alors en place la section rythmique qui est la fondation, puis les cuivres. On avance progressivement, à petites touches, je souhaite des échanges de ce genre, c’est un peu comme pendant un concert…
Mais tu as aussi un trompettiste et un saxophoniste sur scène dans ton groupe, c’est ton choix ?
Oh oui, c’est le groupe de mes rêves ! Je tourne tout le temps avec ces musiciens. Là, on est en fin de tournée, on va rentrer une semaine chez nous. Puis on repartira dans le nord-est, de New York jusqu’en Caroline du Nord, en passant par le Kentucky, le Tennessee…
Recueilli le 2 août 2025 à Megève par Corinne Préteur.
Traduction : Daniel Léon.
Photos réalisées le 2 août 2025 dans le cadre du Megève Blues Festival : © Corinne Préteur.
