
Durant la seconde moitié des années 1940 et au début de la décennie suivante, le chanteur-pianiste Joe Liggins fut un des artistes les plus populaires du R&B avec une série impressionnante de hits au sommet des charts de Billboard, tout en contribuant activement à la création du jump blues qui lui-même influencera le rock ‘n’ roll. Il naît Theodro Elliott (ses parents sont Harriett et Elijah Elliott) le 9 juillet 1916 à Seminole, Oklahoma, à quatre-vingt-dix kilomètres à l’est d’Oklahoma City. Au moment de sa naissance, Seminole est un bourg d’environ 700 habitants mais sa population va augmenter rapidement à partir de 1923 pour dépasser 11 000 habitants en 1930 ! En effet, d’importants champs pétrolifères sont alors découverts dans le comté de Seminole, ce qui provoque un boom de l’or noir (Seminole Oil Boom) et l’arrivée d’une main-d’œuvre en nombre. En 1935, c’est la première région productrice de pétrole dans le monde !

Elliott, que nous appellerons désormais Liggins car il a pris dès l’enfance le nom de son beau-père, grandit dans cette ambiance singulière, même s’il suit sa famille quand elle s’installe à San Diego, Californie, en 1932. Il chante et s’essaie à la batterie, à la trompette et au piano qui deviendra son instrument de prédilection. Après son diplôme de fin de lycée (l’équivalent de notre baccalauréat), il étudie la musique à l’université d’État de San Diego et commence à se produire dans les clubs locaux, souvent en compagnie de son frère cadet Jimmy Liggins (chanteur-guitariste), pourtant alors très jeune car né en 1922. À un moment indéterminé des années 1930, il remplace son étrange prénom de naissance (Theodro) par Joseph Christopher, mais le diminutif Joe s’impose. Vers 1934, Joe Liggins trouve un engagement dans le house band du Creole Palace et signe des arrangements pour le batteur et chef d’orchestre de jazz Curtis Mosby. En 1935, il rejoint la formation d’un autre batteur, mais de R&B, Ellis Walsh.

Sans doute soucieux de s’exprimer sur une scène plus développée, il part pour Los Angeles en 1939, où il apparaît notamment au sein des California Rhythm Rascals du trompettiste Sammy Franklin. En 1942, Joe Liggins écrit la chanson The honeydripper mais Franklin refuse de l’enregistrer. Dès lors, au sous-sol du domicile du saxophoniste Little Willie Jackson, Liggins décide de former deux ans plus tard son propre groupe, qu’il baptise naturellement The Honeydrippers. Le 20 avril 1945, la formation grave pour Exclusive (premier label de Los Angeles géré par des Afro-Américains, fondé par Leon René en 1944) le single The honeydripper parts 1 and 2, qui va obtenir un immense succès. La chanson atteint en effet la première place des charts R&B en septembre 1945 pour ne plus la quitter avant janvier 1946, soit durant dix-huit semaines ! L’année suivante, Louis Jordan réalisera la même performance avec Choo choo ch’boogie, ce qui constitue toujours avec The honeydripper de Liggins le record absolu de ces charts… Le disque se serait vendu à deux millions d’exemplaires, ce qui est considérable pour l’époque. Dans une interview citée par Steve Propes dans le Los Angeles Times, Liggins revient sur l’engouement suscité par la chanson : « Les porteurs des trains achetaient ce disque 1,05 dollar chez tous les disquaires de Los Angeles. Ils descendaient du train (à Chicago ou plus à l’est), et des personnes faisaient la queue pour l’acheter 5 dollars. »

Toujours en 1945, Liggins et ses Honeydrippers participent à la première édition du Cavalcade of Jazz Concert, qui rassemble en plein air dans le stade de Wrigley Field à Los Angeles 15 000 spectateurs (le premier du genre), auquel participent entre autres, outre Liggins, Count Basie, Joe Turner et Slim Gaillard. Ces concerts se poursuivront jusqu’en 1958, et Liggins et les Honeydrippers seront les artistes le plus souvent au programme. Parallèlement, ils placeront plusieurs autres chansons dans le top 5 des charts R&B, pour Exclusive puis Specialty à partir de 1950 : Left a good deal in Mobile (n° 2 en 1945), Tanya (n° 3 en 1946), Got a right to cry (n° 2 en 1946), Blow Mr. Jackson (n° 3 en 1947), Pink champagne (n° 1 pendant 13 semaines en 1950), Rag mop (n° 4 en 1950) et Little Joe’s boogie (n° 5 en 1951). À part Louis Jordan, peu d’artistes peuvent se targuer d’avoir obtenu un tel succès commercial durant cette période qui correspond à l’âge d’or du R&B.

Les hits se raréfient ensuite face à la vague du rock ‘n’ roll, un paradoxe quand on sait que le registre de Liggins préfigure justement ce genre musical. Ce qui n’empêche pas les Honeydrippers de tourner abondamment, et Liggins enregistre même un album en 1962 chez Mercury, « Honeydripper ». Il s’associe aussi à son frère Jimmy (qui lui avait servi de chauffeur au début de sa carrière) qui a fondé en 1958 son label Duplex Records, et les deux frères gravent ensemble un single en 1965. En 1974, Blues Spectrum sort l’album « Great Rhythm & Blues Oldies Volume 6 », auquel participent également Johnny Otis et son fils Shuggie. Joe Liggins n’enregistrera plus de disque mais il restera actif jusqu’à son décès, survenu le 31 juillet 1987 des suites d’un AVC. Il avait soixante et onze ans. Son œuvre, essentielle dans le processus de création du blues californien, mérite assurément d’être considérée à son juste niveau.

J’ajoute à cet article dix chansons en écoute, et je vous recommande également cette interview en vidéo de 1986.
– The honeydripper parts 1 and 2 en 1945.
– Left a good deal in Mobile en 1945.
– Got a right to cry en 1946.
– Blow Mr. Jackson en 1947.
– Pink champagne en 1950.
– Freight train blues en 1952.
– Whiskey, women and loaded dice en 1954.
– Go ahead en 1957.
– Going back to New Orleans en 1960.
– Stinky en 1973.
