Ça s’est passé en juin 1923 : premiers enregistrements de terrain

Des 78-tours réalisés lors de la campagne d’OKeh en 1923 à Atlanta. © : Georgia Public Broadcasting.

Le premier enregistrement de terrain date de 1889 et nous le devons à un enfant de huit ans, l’Allemand Paul Ludwig Koch. En effet, cette année-là, son père lui prête un phonographe de marque Edison et le garçonnet enregistre sur cylindre un Shama à croupion blanc (ou merle Shama). Il s’agit du tout premier enregistrement d’un chant d’oiseau, aujourd’hui conservé aux archives de la BBC. En 1936, Koch, qui est juif, s’installe en Angleterre où il vivra jusqu’à mort en 1974. Il devint un ornithologue renommé et poursuivit des enregistrements de la nature tout en s’accompagnant lui-même au chant. Ses travaux lui vaudront d’être décoré de l’ordre de l’Empire britannique. Dans le secteur de l’ethnomusicologie, le compositeur et pianiste hongrois Béla Bartok (1881-1945) est un pionnier avec des travaux menés à partir de 1905, qui portent sur les traditions musicales d’Europe de l’Ouest.

Coupure de presse parue dans le journal Atlanta Independent le 14 juin 1923, qui annonce l’installation du studio mobile de Ralph Peer pour OKeh. © : Georgia Public Broadcasting.

Concernant les États-Unis et les musiques populaires qui nous intéressent, il faut attendre le début des années 1920. Le blues classique, initié dès le 10 août 1920 avec le fameux Crazy blues de Mamie Smith, connaît un grand succès. Mais leurs interprètes, uniquement des chanteuses afro-américaines, s’entourent de musiciens de jazz et leur musique sophistiquée est très marquée par l’urbanisme. Les principaux labels discographiques (OKeh, Paramount et Columbia détiennent alors les deux tiers du marché) savent que le blues rural originel se pratique ailleurs, dans les États qui forment le Deep South, le Sud Profond, soit essentiellement Caroline du Sud, Mississippi, Alabama, Géorgie et Louisiane. Mais contrairement aux grandes villes du nord comme New York et Chicago, ces régions rurales ne sont pas équipées en studios, et les labels commencent à envoyer sur place ce que nous appelons des talent scouts, des découvreurs de talents.

Dans le studio. © : Nassau Street Sessions.

Et OKeh, auquel on doit le premier disque de blues en août 1920 par Mamie Smith, ainsi que le lancement des race records en janvier 1922, fait une nouvelle fois figure de pionnier dans le domaine des field recordings (enregistrements de terrain). Son « envoyé spécial maison » se nomme Ralph Peer, et juste après l’enregistrement du Crazy blues de Mamie Smith, il s’était déjà rendu dans le sud, pour constater que les Noirs étaient friands des disques des chanteuses de blues classique, mais surtout qu’il existait des adeptes très actifs d’un Country Blues au fort potentiel, en outre plus enraciné dans la tradition. En juin 1923, avant ses pairs, OKeh décide donc d’envoyer Peer dans le sud, où il va réaliser les premières séances d’enregistrements de terrain du genre, précisément à Atlanta, la capitale de la Géorgie.

© : Rate Your Music.

Faute d’équipement sur place et alors que l’enregistrement électrique n’existe pas encore (ce sera pour 1925), Peer et son équipe voyagent avec un studio mobile particulièrement volumineux et doivent trouver des lieux adaptés (hôtels, salles en location, écoles, entrepôts…). À Atlanta, ce sera un bâtiment au 24 Nassau Street (numéro 152 à partir de 1926). Début juin 1923 (1), Peer enregistre la chanteuse Lucille Bogan, qui grave deux morceaux, mais un seul nous est parvenu, The pawn shop blues. Quelques jours plus tard, peut-être le 14 juin, c’est au tour de Fannie Mae Goosby, avec là encore une seule chanson, Grievous blues. On relève, alors que Peer était en quête d’artistes ruraux, que toutes deux font dans le blues classique… Mais ces enregistrements, qui sont leurs premiers, leur permettront d’en réaliser d’autres à New York la même année. Et si Goosby signera peu d’autres faces (une dizaine), ce ne sera pas le cas de Bogan, qui intégrera des dirty blues salaces à son répertoire et deviendra une des chanteuses les plus demandées de son époque, aux côtés de Bessie Smith et Ma Rainey.

Le bâtiment au 152 Nassau Street à Atlanta. © : Smithsonian Magazine.

À Atlanta, Peer, qui a donc pour objectif d’enregistrer de la musique folklorique mais pas seulement du blues, recherche un groupe de jazz typé dixieland, les Warner’s Seven Aces. Il est aussi en relation avec Polk C. Brockman, qui gère un magasin de meubles en ville tout en assurant la distribution des disques Okeh, et lui suggère de s’intéresser aussi à un violoniste du nom de Fiddlin’ John Carson. Lors d’une session menée entre le 14 et le 19 juin 1923, Carson grave The little old log cabin in the lane et The old hen cackled and the rooster’s going to crow, qui sont aujourd’hui considérés comme les premiers morceaux de la musique country ! Carson en fera beaucoup d’autres (165) jusqu’en 1935, mais je ne m’attarde pas sur ce personnage qui était raciste, antisémite et membre du Ku Klux Klan… Toujours en juin 1923, Ralph Peer trouve le temps comme prévu d’enregistrer les Warner’s Seven Aces, auteurs de huit chansons. OKeh poursuivra ses enregistrements de terrain sur la Côte Est, en Géorgie mais aussi en Virginie et en Caroline du Nord. Bien entendu, suite à cela, les autres labels s’empresseront d’imiter OKeh et de telle campagnes se poursuivront jusque dans les années 1930, même si, progressivement, des bluesmen originaires du sud viendront enregistrer dans les grands centres du nord, où beaucoup choisiront ensuite de s’installer, notamment à Chicago. La campagne d’OKeh en juin 1923 est fondamentale dans le sens où elle annonce les enregistrements initiaux du blues rural (fin octobre 1923), jusque-là ignoré alors qu’il était sans doute pratiqué, certes sous une forme plus archaïque, dès la fin du XIXe siècle.
(1). Il est malaisé de déterminer les dates exactes de ces séances, même en consultant les discographies référentes comme Blues & Gospel Records 1890-1943 et Black Recording Artists 1877-1926, elles sont donc mentionnées sous réserve.

Ralph Peer. © : ralphspeer.com