
Retour de ma rubrique qui s’arrête sur des mots et des expressions propres aux textes du blues, dont on ne trouve pas la traduction dans les dictionnaires traditionnels (*). Il s’agit essentiellement d’expliquer le sens de ces termes nés lors de la conception du blues, soit dans les années 1880, en les remettant dans le contexte des compositions des musiques afro-américaines. Aujourd’hui, arrêtons-nous sur ballin’ the jack (aussi ball the jack), une expression intraduisible en français. Elle trouve ses origines dans le chemin de fer et désigne le fait de pousser un train à la vitesse maximale. Dans ce contexte, chez les Afro-Américains, jack signifie « locomotive » (un mot argot dérivé de jackass, l’âne, le baudet…) et to ball y aller à fond sans retenue. On pense dès lors à des expressions comme « à fond la caisse » et « pied au plancher ». Une traduction possible du mot ball est d’ailleurs « plante du pied ». High ball ou highball se réfère aussi au signal de l’employé des voies (railman) qui indique au conducteur que la voie est libre et qu’il peut foncer… Quoi qu’il en soit, dès le tournant des XIXe et XXe siècles, des trains rapides de type express commencent à sillonner les États-Unis. L’un des plus célèbres est le Cannonball, sur la ligne de l’Illinois Central Railroad qui relie Chicago à La Nouvelle-Orléans, aux commandes duquel John Luther « Casey » Jones perdit la vie le 30 avril 1900, sans doute pour cause de vitesse excessive (mon article du 10 mai 2022).

Cet événement sera immortalisé peu après avec la chanson Casey Jones toujours interprétée de nos jours, et le thème du train est récurrent dans les textes des bluesmen. Mais ballin’ the jack a également un autre sens et désigne une danse populaire et quelque peu endiablée. Tout commence par la composition Ballin’ the jack créée en 1913 par deux Afro-Américains, Jim Burris (paroles) et Chris Smith (musique), et d’abord qualifiée de fox-trot. Cette chanson très populaire à cette époque où le ragtime est en plein essor donne ainsi naissance à la danse du même nom. Le rapport avec le sens originel n’est pas clairement établi, mais la danse s’impose rapidement d’autant que les Blancs se l’accaparent ! Ses origines afro-américaines ne font pourtant aucun doute, à l’instar d’une autre danse plus ancienne et assez proche, le shimmy, objet de cette rubrique le 23 octobre 2023. Ballin’ the jack et shimmy étaient assurément pratiquées dans les juke joints au tout début du siècle dernier, avec une connotation sexuelle assez marquée.

Dans leur livre Jazz Dance: The Story of American Vernacular Dance (1980, Da Capo), Marshall et Jean Stearns nous apprennent que, avant même la publication de la composition de Ballin’ the jack en 1913, cette danse faisait fureur dans les revues : « Le peuple noir avait incorporé les différents pas de Ballin’ the jack depuis de nombreuses années, et les professionnels noirs les reprenaient bien avant la publication de la chanson. » Quant au danseur Eddie Rector (1890-1963), il affirmait qu’il pratiquait cette danse dès son enfance. Les Whitman Sisters, vedettes du vaudeville noir, intégraient à leur spectacle le Ballin’ the jack, que la plus jeune des quatre sœurs, Alice, décrivait ainsi : « Je m’arrêtais au milieu de la chanson, je poussais un cri perçant et je faisais trembloter mes rotules ! » Alors que le shimmy consiste plutôt à faire gigoter le haut du corps et surtout les épaules, l’action du Ballin’ the jack se passe effectivement plus bas : on danse en baissant ses mains sur les hanches puis sur les cuisses et les genoux joints tout en ondulant…

Perry Bradford, chanteur, pianiste, danseur, chef d’orchestre et compositeur qui signera plus tard Crazy blues (le tout premier blues, qui sera enregistré le 10 août 1920 par Mamie Smith), évoquera ces danses dans l’air du temps à partir de 1909, et exploitera le filon avec des chansons comme The bullfrog hop, Rules and regulations, Messin’ around, The Baltimore buzz, Stewin’ the rice et The possum trot, qui datent toutes des années 1910. Présentes dans les spectacles au programme des salles les plus prestigieuses, ces danses passeront de mode à la fin de la décennie suivante, victimes « collatérales » de la Grande Dépression, même si Gene Kelly et Judy Garland reprendront Ballin’ the jack en 1942 dans la comédie musicale For Me and My Gal de Busby Berkeley. Les bluesmen se réattribueront l’expression Ballin’ the jack dont ils feront aussi évoluer le sens. Dans leurs chansons, elle se rapporte à un mode de vie débridé et sans entraves, notamment dans le domaine du jeu (tout jouer sur un seul coup de dés), et bien sûr du sexe. Une autre traduction possible est dès lors « brûler la chandelle par les deux bouts »…

Pour conclure, voici comme toujours des liens vers des chansons au contenu relatif à l’expression du jour.
– Baby doll en 1926 par Bessie Smith.
– You can’t keep no brown en 1926 par Bo Weavil Jackson.
– Hesitation blues en 1927 par Sam Collins.
– Ballin’ the jack en 1929 par The Two Bad Boys.
– I feel so good en 1941 par Big Bill Broonzy.
– Oh baby doll en 1957 par Chuck Berry.
(*) Rubrique réalisée avec entre autres sources les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington et les livres Talkin’ that talk – Le langage du blues et du jazz de Jean-Paul Levet (Outre Mesure, 2010), Barrelhouse Words – A Blues Dialect Dictionary de Stephen Calt (University of Illinois Press, 2009) et The Language of the Blues: From Alcorub to Zuzu de Debra Devi (True Nature Records and Books, 2012).
