
Parmi celles et ceux qui s’intéressent au blues, qui n’a pas, à un moment donné au cours de ces quarante dernières années, possédé un ou plusieurs disques du label Document Records, souvent tirés de la série « The Complete Recordings in Chronological Order » ? Pour moi, ces intégrales des blues(wo)men que j’admirais constituaient une véritable et inépuisable mine d’or. L’Autrichien Johnny Parth, fondateur de Document en 1986, vient de nous quitter le 9 mai 2025 à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Son travail dans le domaine de la préservation et de la reconnaissance du blues (mais aussi du jazz et du gospel) d’avant la Seconde Guerre mondiale est fondamental, mais nous allons voir qu’il a commencé à œuvrer en pionnier bien avant la création de Document… Nombre des éléments biographiques de cet article proviennent des publications historiques disponibles sur le site Internet de Document à cette adresse.

Johann Ferdinand Parth naît le 11 janvier 1930 à Ottakring, le 16e arrondissement de Vienne en Autriche. Son quartier est alors fréquenté par des artistes de rue adeptes de la musique folklorique viennoise : « Il [Parth] se souvient très bien des troubadours itinérants qui chantaient dans les rues allaient et venaient les poules, et où les prestations des musiciens étaient récompensées par des gens qui lançaient des pièces depuis leurs fenêtres. » Parth grandit en pleine montée du national-socialisme, et il a huit ans en 1938 au moment de l’annexion (Anschluss) de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Durant la Seconde Guerre mondiale, il s’initie au jazz en écoutant des disques au sein d’un groupe d’amis engagés dans la résistance autrichienne opposée au régime nazi, et apprend à jouer du cornet.

Après le conflit, il étudie les Beaux-Arts à Vienne et devient peintre spécialisé dans les portraits. Sa passion dévorante pour le jazz le conduit parallèlement à collectionner les disques, mais aussi à créer un réseau au tournant des années 1940 et 1950, pour partager ses découvertes et des informations avec d’autres personnes ayant les mêmes centres d’intérêt. Il se donne plus de moyens au milieu des années 1950 en créant deux labels, Jazz Perspective et Hot Club de Vienne, du nom d’un club dont il a également pris la gérance. Les débuts sont modestes, les disques sont pressés par séries de 20 à 30 exemplaires et vendus localement. Jazz Perspective sortira au total 40 LP, ainsi qu’un coffret de 10 disques racontant l’histoire du jazz, dont Parth disait : « On l’appelait « le cercueil » car c’était une énorme boîte noire avec une inscription en lettres d’or. » Un coffret-rétrospective sur le blues sera également réalisé. Dans son club, Parth permet aux fans de découvrir le jazz et le blues en organisant des concerts (il joue lui-même dans un groupe baptisé The Blue Danube Jass Band), mais surtout des séances durant lesquels on écoute des disques. À partir de 1956, il met également en place des croisières musicales sur le Danube, puis organise la première messe jazz catholique en Europe, se produit dans l’Alpha and Omega Brass Band Vienna…

Au début des années 1960, il s’intéresse de plus près au blues, au moment où les premiers livres référents consacrés à cette musique sont publiés, The Country Blues par Sam Charters (1959) et Blues Fell This Morning par Paul Oliver (1960). C’est aussi l’époque du Blues Revival, de la naissance de la tournée de l’American Folk Blues Festival, et de labels qui rééditent sous formes d’albums les enregistrements originaux des pionniers du blues dans les années 1920 et 1930. Parth envisage alors de travailler avec Chris Strachwitz du label Arhoolie pour mener des enregistrements de terrain de musique folklorique autrichienne. Strachwitz viendra en Autriche pour enregistrer en 1967 un album, « Austrian Folk Music Volume 1 » (le deuxième volet suivra en 1972), avec Johnny Parth et son épouse Evelyn Parth née Hruby. Encouragés par Strachwitz, les Parth créent également en 1967 leur propre label Roots, qui réédite des disques de blues. Ils inaugurent leur catalogue avec Blind Lemon Jefferson, puis viennent Tommy McClennan, Frank Stokes, Lucille Bogan & Walter Roland, le Memphis Jug Band, Blind Willie McTell, Tommy Johnson, Ishman Bracey, les Cannon’s Jug Stompers, Son House, Little Brother Montgomery, Sleepy John Estes & Yank Rachell, ainsi que de nombreuses compilations d’artistes de blues et de gospel. Au nombre de 70, ces albums aujourd’hui très difficiles à trouver, d’autant qu’ils étaient rarement pressés à plus de 300 exemplaires, étaient alors très précieux pour les amateurs européens (on peut comparer l’entreprise à celle de Yazoo aux États-Unis).

Roots sortira des disques jusqu’en 1978, mais au début des années 1970, Parth prend du recul et reprend la peinture. Mais l’appel du blues est le plus fort et il revient sur le « circuit », d’abord dans la production, puis dans les années 1980 avec un objectif assez incroyable : rééditer en albums à peu près tous les enregistrements dans l’ordre chronologique figurant dans le livre Blues and Gospel Records 1890-1943 ! Dans ce but, il fonde donc en 1986 Document Records, label sur lequel paraîtront quelque 1 100 albums (des CD à partir de 1990), ce qui constitue évidemment une collection sans égale dans le domaine et un panorama unique des enregistrements de spirituals, de gospel, de blues et de jazz d’avant la Seconde Guerre mondiale (qui comprend des albums de country dans la série 8 000). Le travail de Johnny Parth sera reconnu à sa juste valeur, avec le dépôt de chaque titre du catalogue Document à la Bibliothèque du Congrès, et en octobre et novembre 1997, Paul Oliver a présenté sur Radio 3 de la BBC la série en huit épisodes Documenting the Blues qui décrit le travail de Parth avec Document.

En 1999, Parth rencontre les Britanniques Gary et Gillian Atkinson, auxquels il vend Document Records l’année suivante, puis reçoit en 2001 un Keeping The Blues Alive Award de la Blues Foundation. Aujourd’hui, les Atkinson continuent de gérer le label, qui, pour reprendre la formule en page d’accueil du site Internet propose toujours de découvrir « la plus importante collection au monde de musiques afro-américaines traditionnelles, soit blues, gospel, jazz et old-time music ». Le couple Atkinson a donné la totalité du catalogue de Document Records (plus de 25 000 enregistrements !) au Samuel and Ann Charters Archives of Blues and Vernacular African-American Musical Culture at the University of Connecticut’s Thomas J. Dodd Research Center. Les travaux essentiels de Johnny Parth sont ainsi préservés, et les enregistrements Document vont rester accessibles aux générations futures désireuses de découvrir mais aussi de transmettre ces traditions ancestrales qui sont le ciment des musiques qui nous captivent.
